Je l’avoue, au départ, j’ai été rebuté.
Dès ce dialogue d’introduction entre le père et le fils, je n’y étais pas.
Ça sonnait faux. Les artifices pour mettre en évidence les caractères de chacun et les enjeux de la situation étaient trop manifestes. Le jeu d’acteur était trop cadenassé, surtout pour un Romain Duris dont on connait trop l’aisance habituelle. Et puis en plus de ça ce n’était pas très beau : abus de la caméra au poing, photographie sans effort, situation téléguidée…
Malgré cette manière fort habile qu’a su trouver l’auteur Thomas Cailley pour amener son ingrédient fantastique, je n’y ai pas cru.
Ça avait trop des allures de cinéma d’auteur français découvrant tout un genre avec un demi-siècle de retard. Du X-Men arty et fauché : merci bien…
Et pourtant, il a des choses à faire valoir ce Règne animal. Il faut juste savoir lui laisser le temps d’imposer ses règles.
Alors certes, il faut attendre longtemps.
Il y a beaucoup d’exposition pour pas grand-chose.
Les personnages se multiplient sans qu’aucun ne parvienne à suggérer une quelconque épaisseur. La balourdise de l’écriture dans ce domaine – et surtout une conduite du jeu d’acteur qui me semble vraiment problématique – permettent très rapidement de tous les classer dans les petits tiroirs de la grande armoire à stéréotypes.
Là, la future petite amie gentiment désaxée. Là, le vilain beau-gosse de la classe qui va trop en faire baver au héros. Ici le patron un brin xéno. Là, l’employée au grand cœur… Le pire étant cette gendarme qui, dès qu’on l’entend interpeller le héros de loin, pue déjà le fake à huit lieues à la ronde. C’est bien simple, sa première intervention sonne tellement faux qu’on dirait du Adèle Exarchopoulos… Ah mais attendez deux secondes…Merde… C’est Adèle Exarchopoulos.
Comme quoi le film ne s’aide vraiment pas.
Alors après je comprends aussi l’intention. En étendant le plus possible la phase d’exposition, le film s’offre la possibilité de laisser infuser cet univers qui lui est propre ; cette normalité alternative qui le singularise (ce qui n’est pas idiot au regard du résultat final)…
…Seulement voilà, en attendant, j’avoue que, pendant un trop long moment, je n’avais vraiment pas grand-chose à me mettre sous la dent, surtout qu’à bien tout prendre, le propos et les thèmes abordés par ce règne animal sont assez classiques et convenus : une famille impactée par la terrible maladie de la mère ; un père qui galère, qui s’adapte et qui s’efforce d’entretenir une illusion de bonheur ; un fils qui se retrouve confronté à un carrefour de problématique entre la découverte et construction de soi, l’émoi amoureux, l’apprentissage violent du conformisme social ; et en dernière instance une mère présente sans l’être, partie sans l’être, pesant à la fois par son omniprésence et son absence simultanée…
Ça n’a rien d’intéressant en soi, j’en conviens. Mais face à une thématique aussi ordinaire, on est clairement en droit de se demander ce qu’un film qui a choisi de la traiter de front apporte comme originalité pour l’exploiter au mieux. Or, là, pendant plus de la moitié du film, je n’ai pratiquement rien vu. Ç’en était presque à un point où il était possible de remplacer l’élément fantastique par quelque chose de bien plus prosaïque sans que ça ne change rien de significatif…
…Et reconnaissez que c'est quand même ballot.
Mais bon… L’usage au cours de mes dernières phrases de mots tels que « pratiquement », « presque » ou « sûrement » n’a pas anodin. Car c’est vrai qu’en de rares instants, lors de sa première moitié, ce Règne animal dissémine déjà quelques-uns de ces éléments qui sauront faire la différence par la suite.
Parce qu’en effet – et même s’il aura fallu l’attendre – l’élément fantastique distillé par Thomas Cailley n’a finalement rien de superflu. Il arrive même à remplir pleinement sa fonction : il parvient à suggérer quelque chose qu’on ne saurait expliquer et ressentir autrement que par lui.
Car oui, trop fréquents sont ces films où l’élément fantastique pourrait être trop facilement remplacé par quelque chose de bien plus trivial sans que ça ne change rien à notre compréhension générale de son propos.
Dans Titane, si on remplace le rapport sexuel avec une voiture par un rapport sexuel normal, et le bébé-métal par un bébé normal, on obtient le même film et le même propos, la bizarrerie superflue et artificielle en moins.
Même chose avec la relation inter-espèce de La forme de l’eau. Remplacez-là par une relation homosexuelle, interraciale ou internationale, et vous obtenez encore une fois le même film avec le même propos.
Dans les deux cas, l’élément fantastique n’aura été qu’un artifice superflu faisant office de cache-misère ; un élément extraordinaire masquant le caractère très ordinaire du récit…
…Or, sur ce point, je trouve que ce Règne animal a ce grand mérite de ne pas tomber dans ce genre de piège.
Alors pourtant, oui, il y aura bien des ponts évidents qu'on saura dresser entre cette histoire de mutation dont nous parle le film et des situations sociales plus ou moins d'actualité.
Difficile par exemple de ne pas voir dans les réactions des riverains et autres autorités un lien avec la question de l'accueil de réfugiés sur le territoire français. Difficile également de ne pas lier toutes ces méfiances, angoisses et attitudes discriminantes vécues par le personnage d'Émile à celles qu'ont pu – ou que peuvent encore – vivre les homosexuels, les séropositifs, voire même – au regard de certaines séquences du film – les minorités religieuses.
Cependant, aucune de ces multiples situations pourrait suffire à elle seule à se substituer à la mutation qu'évoque ce film.
La mutation, c'est un peu tout à la fois. Mais surtout, c'est plus que ça.
A dire vrai, plus qu'un amalgame de situations déjà existantes, la mutation dans ce règne animal se pose davantage comme une synthèse qui cherche à saisir l'essence d'un mal plus global ; un mal qu'on ne peut nommer mais qu'on peut simplement esquisser.
Et là où je trouve que le film de Thomas Cailley parvient à faire mouche, c'est qu'il nous invite à aller chercher les sources de notre mal-être généralisé non dans notre perte d'humanité mais plutôt dans notre perte d' animalité.
Quel joli retournement que voilà.
L'animal qu'on condamne pour sa bestialité voit ici ses attributs totalement requestionnés.
Pourquoi François reste fidèle à sa femme malgré la maladie ? Pourquoi brave-t-il à ce point tous les interdits pour la retrouver ? Et d'où tire-t-il ce même acharnement à protéger son fils et à chercher pour lui une beauté qu'il se force à voir malgré les évidences contraires ?
Il n'y a rien de rationnel là-dedans. C'est juste la chair qui parle. Le coeur. La biologie. L'animal qui est en lui...
...Et c'est cette même part d'animal qui sauve François et Émile de la barbarie.
C'est cette part animale qui leur permet de rester connectés aux fondamentaux humains.
De ça, le film parvient à produire des moments particulièrement signifiants et réussis. Des moments qui ne se racontent pas.
Je pourrais par exemple vous parler d'un père et de son fils criant comme des bêtes à travers la forêt sur fond de Pierre Bachelet. Un cri primal appelant la femme comme la mère. Un cri reconnaissant le besoin basique qu''un grand enfant entretient encore à l'égard de sa maman. Le cri d'un homme exprimant le désir, la dépendance sentimentale et une certaine forme de déni de la realité... Mais aussi un cri libérateur. Un cri qui rappelle aux fondamentaux. Un cri qui assume sans se fourvoyer sur ce qu'on est vraiment au fond de soi, loin des représentations asphyxiantes et parfois déshumanisantes.
Je pourrais aussi vous parler d'une errance en pleine forêt, à croiser des individus étranges, tous étonnamment rassurants de leur bizarrerie ; tous dégageant une étrange sérénité ; celle d'être en phase avec soi et avec son environnement...
...Mais tout ça ne dirait finalement que peu de choses de la réalité de ces moments proposés par le film.
Tout cela reviendrait à les réduire à une représentation bien morne au regard de ce que ces instants peuvent offrir pour peu qu'on sache justement les percevoir comme des moments de pure animalité.
Alors oui, c'est vrai que ces moments-là ne sont que des îlots de verdure qui se doivent de coexister en permanence avec de vastes espaces de vie bitumés d'artificialité et peuplés d'Adèle Exarchopoulos en tout genre, et je saurais comprendre qu'en conséquence beaucoup de spectateurs soient passes à côté de cet appel bestial.
Moi-même je reconnais qu'il s'en est fallu de peu que, d'exaspération et d'ennui, j'observe tout ça d'un œil distancié, lassé et presque moqueur.
Seulement, je pense sincèrement qu'en restant prisonnier de cette attitude, on passe clairement à côté de quelque chose.
Certes, ce ne serait pas louper un grand film, vu à quel point la réalisation et l'écriture de Thomas Cailley sont inégales et vu à quel point elles multiplient les maladresses. Ça j'en conviens...
...Par contre je reste persuadé que ce serait louper une vraie démarche de cinéma – toute inégale soit-elle – laquelle sachant offrir de temps en temps de biens belles propositions singulières.
Aussi me paraît-il important, au moment de conclure ce billet, d'insister sur cette ambivalence de ce Règne animal.
L'homme rationnel m'oblige à ne pas trop vous vendre du rêve afin d'éviter de trop vous faire attendre d'un film plus que perfectible sur bien des aspects.
Mais la grenouille au grand cœur que je suis également ne peut pas non plus passer sous silence le fait qu'il y a de quoi vibrer dans le cinéma de Thomas Chailley, du moins pour peu qu'on sache se montrer conciliant à son égard.
Pour ma part, il s'agissait d'ailleurs là de ma première expérience avec cet auteur, et pour vous dire à quel point j'estime m'y être retrouvé dans cet ensemble bancal, j'entends bien dès à présent garder un oeil globuleux sur ce réalisateur, afin de voir jusqu'où il saura nous conduire le cinéma de ce drôle d'animal...
Qui vivra verra...
...En attendant, la bête réclame sa pitance.