Il y avait là un beau sujet. Depuis l'aube de l'humanité, l'hybridation homme-animal fascine, que ce soit dans le chamanisme (représentations dans des cavernes), dans les mythologies grecque (le centaure, la licorne, les chimères...) autant qu'égyptienne (les personnages à tête de faucon ou d'ibis...), dans les superstitions chrétiennes (le diable à longue queue), dans la littérature (de Kafka au Truisme de Darrieussecq en passant par Ionesco), la peinture (Jérôme Bosch, Picasso...), etc. Le cinéma a payé son tribut au genre, de La mouche à Wolf en passant par La féline, Elephant Man ou Les yeux sans visage. Thomas Cailley apporte-t-il avec son film quelque chose de significatif à cette longue tradition ?

La réponse est non, hélas. Plutôt que de creuser véritablement la question de la frontière homme-animal, le cinéaste préfère distiller un sous-texte convenu sur la crise écologique (tout le discours de François et du lycéen végane auquel s'ajoutent les gros viandards que sont naturellement ces bas-du-front de militaires), la xénophobie (l'animal comme métaphore de celui qui est différent) et la propension à la violence de l'être humain (on flingue ce qui gêne). Le tout assez gros sabots, surligné parfois par les dialogues (en substance "plutôt que de les éliminer on doit établir une relation avec ces monstres : comme ils font en Norvège !").

Pour se rapprocher d'un centre où sa femme sera soignée, François et son fils Emile déménagent dans le sud-ouest, passant des embouteillages parisiens à la forêt landaise, lieu où se cache la faune. Rude contraste. Sur fond de psychose, le film va essentiellement montrer la métamorphose du jeune homme, mise en regard des perturbations de l'adolescence. Il le fait malheureusement en restant à la surface des choses : les animaux entendent les ultrasons (une arme utilisé contre eux), ils ont l'ouïe fine (cf. la scène à la limite du ridicule où Emile entend le cri de sa copine Nina de très loin) et un odorat développé (Emile aimant l'odeur de Nina qui lui répond qu'elle n'a rien mis et n'a même pas pris de douche... Emile lui répondant "c'est pour ça" ; plus loin l'odeur des chips qui lui est devenue insupportable). On s'en tient aux fonctions sans plonger dans l'organique. N'est pas Cronenberg qui veut.

Il est aussi question de la relation d'un père à son fils, toujours au moment délicat de l'adolescence, là aussi sans grande profondeur : on suit un père qui se fait rabrouer par sa progéniture sans trop parvenir à imposer son autorité. Un peu mieux sur la fin, avec cette scène émouvante où François, le père incarné par Romain Duris, relâche, les larmes aux yeux, son fils dans la forêt en lui intimant de courir pour échapper aux gendarmes.

Dans sa première partie, Le règne animal cumule un certain nombre de ce que je nomme des marqueurs de banalité : vous savez, ces éléments qu'on retrouve un peu partout et qui vous donnent l'impression d'avoir vu déjà cent fois le film qui se déroule sous vos yeux.

Je commence par un dada personnel, dont je sais qu'il est loin d'être partagé : les gens (ici François) qui tirent sur une clope. Je vais une fois de plus m'énerver là-dessus, m'insurger contre la mythification par le 7ème art, encore en 2023, de ce truc aussi régressif que toxique et polluant - une mythification qui a déjà fait tant de dégâts. Certes, l'art n'a à être ni hygiéniste ni politiquement correct : je ne suis donc pas contre si c'est au service de l'histoire, si c'est indispensable à la crédibilité d'une scène ou si ça exprime vraiment quelque chose. Exemple emblématique de cette troisième raison au début du Parrain 3 : lorsque le cardinal ripoux se fait porter une unique cigarette sur un plateau d'argent avant de tirer dessus goulûment, la scène traduit visuellement sa corruption autant que sa voracité. Hélas, le plus souvent la clope ne sert à rien, si ce n'est à dire que le personnage est nerveux - c'est le cas ici -, ce qui est à peu près la façon la moins intéressante (car la plus paresseuse) de le traduire. Un peu comme Depardieu répétant "qu'est-ce qu'il fait chaud" dans Valley of Love de Nicloux pour faire ressentir le poids de la température. L'une des choses qui fondent un véritable auteur, c'est d'exprimer la nervosité d'un personnage sans le faire tirer sur une clope. Pourtant ça commençait bien : François venait à peine de sermonner son fils sur son allégeance au "système" qu'il allumait une clope. Effet comique (intentionnel ?), la cigarette étant un exemple emblématique de piège tendu par le "système"... On retombe vite dans le poncif ensuite.

Il y a aussi la caractérisation des personnages : les patients qui se sentent infantilisés par la toubib, le patron du restau sympa mais légèrement xénophobe, les flics qui se comportent en gros machos, la lycéenne qui rentre dans le lard du héros pour mieux ensuite en tomber amoureux, le beau gosse qui harcèle, ces gros bourrins de chasseurs... Aucune surprise chez tous ces personnages secondaires.

Il y a encore le choix des scènes : celles dans l'habitacle d'une voiture, comme toujours très peu cinégéniques, ou les scènes de danse sur fond de boum-boum, auxquelles on n'échappe pas ici. Les jump scares sont un poncif du genre dans lequel Cailley saute régulièrement à pieds joints. Le gentil (Fix) lâchement abattu par les vilains, qui meurt à la fin dans les bras de son copain (Emile) est un classique du tire-larmes. Ah, et n'oublions pas le coup de la chanson à plein tube dans la voiture - même si, ici, Pour moi c'est sûr elle est d'ailleurs fait évidemment sens, et que la séquence ne manque pas d'un certain lyrisme.

Outre ces platitudes, un certain nombre de scènes laissent perplexe :

- Pour exprimer la mutation d'Emile, Thomas Cailley le montre léchant sa plaie, suçant avidement son propre sang. Pourquoi, les loups font ça ?... C'était plutôt le sujet de Grave, auquel ce film fait parfois penser, deux crans en-dessous... On pense aussi à Titane, avec ce personnage qui cherche à cacher sa différence et avec ce père plein d'amour. Mais le film de Cailley est bien moins inspiré visuellement.

- Pourquoi l'homme-oiseau agresse-t-il Emile ? Si ce n'est, donc, pour lui faire une plaie qu'il pourra ensuite sucer ? Mystère.

- Pourquoi Julia, la gendarmette, incarnée par une Adèle Exarchopoulos meilleure dans la sobriété que dans l'hystérie (Sybil, Mandibules), s'entiche-t-elle ainsi de François, en commençant par le tutoyer puis finissant par l'accompagner partout ? On se dit, en levant les yeux au ciel : allez, encore une jeunette qui tombe amoureuse d'un mec qui a le double de son âge... Eh bien non, merci à Cailley de nous l'avoir évité, mais alors pourquoi ? Autre trou scénaristique. Résultat, ce personnage est inutile, si ce n'est pour féminiser un minimum la distribution...

- Le corps d'Emile se couvre de poils, ses ongles durcissent, sa colonne vertébrale forcit, très bien, mais son visage, lui, ne change pas, si l'on excepte les crocs qui poussent dans sa bouche. Un territoire miraculeusement préservé ?

- Pourquoi faut-il absolument cacher la métamorphose d'Emile "jusqu'au début des vacances" ? François sait bien à quoi son fils est voué puisqu'il a constaté la métamorphose achevée de son épouse. Tout un tas de scènes finales sont construites autour de cet enjeu incompréhensible.

- Même dans les invraisemblances, le film sait se montrer banal. Un travers souvent remarqué, ici particulièrement évident : en conduisant à cette vitesse sur une petite route de forêt, non, on ne regarde pas son passager intensément pendant 4 ou 5 secondes. C'est beaucoup trop dangereux.

- Dans Le règne animal, les humains ne sont pas assez affectés par les monstres. Comment croire que Nina ait envie de coucher avec un loup-garou (sens du "j'avais compris" qu'elle lâche en l'étreignant) sans la moindre peur ? Que François continue à vouloir retrouver son épouse qui a pris une telle forme ? Une plume de SC avance une explication sur ce dernier point : l'animalité de l'être humain se traduirait dans la réaction de François, un réflexe viscéral de défense des siens. Ce qui expliquerait qu'il n'abandonne ni sa femme ni son fils malgré la forme monstrueuse qu'ils prennent. Par la maladie touchant ses proches, François aurait renoué avec sa part animale. Intéressant. On se rappellera au passage que Saint François d'Assise était réputé comprendre et aimer les animaux, au milieu desquels il est souvent représenté.

Et la forme ? Elle est banale les trois quarts du film. Je peine à comprendre les louanges du Masque et la plume qui évoque rien mois que "l'un des trois plus beaux films de l'année". L'un des trois plus surcoté, sûrement...

Commençons par la musique extradiégétique, utilisée pour faire le lien entre deux scènes. On ne dira jamais assez à quel point ce procédé vous affadit un film. Ici, c'est quand François déménage dans le sud. Sur la fin, la musique est davantage au service du sujet, donc s'impose mieux.

Le filmage ensuite, avec ce choix typiquement français même si notre cinéma n'en a pas l'exclusivité : l'abus de gros plans et de scènes caméra à l'épaule, qu'on voit partout aujourd'hui. J'ajoute un nouveau marqueur de banalité, à mes yeux, le plan fait avec un drone : ça y est, je commence à trouver vulgaire ce truc très racoleur, au même titre que les effets spéciaux, dont le film regorge. Sur ce sujet aussi, les choses s'améliorent spectaculairement à la fin : toutes les scènes de nuit sont magnifiquement éclairées. La scène où Emile croise dans la forêt tout un tas de créatures est aussi poétique que poignante. On se demande s'il s'agit du même réalisateur tant le talent, tout d'un coup, éclate à l'écran. Seul problème, on ne parle là que de la dernière demi-heure...

Mais le film offre aussi, heureusement, quelques bonnes choses.

En premier lieu, le mélange des genres : est-ce un film fantastique, un film d'horreur, un film engagé, une comédie ? Il y a un peu de tout ça dans Le règne animal. La comédie, en particulier est bienvenue. Cailley joue ici sur la répétition de formules : le "cherchez l'erreur" du prof de gym, le "vous voulez faire la guerre ?" de Julia puis de son collègue, la citation prétentieuse de René Char. La façon dont Emile met son père face à ses contradictions (exemple : le saucisson à 1 € de chez Leader Price... qu'il a acheté lui-même) est aussi assez réjouissante. Le jeu de mots sur la mut', (mutation) que veut demander Julia fait sourire. Cette dimension de comédie s'impose assez bien dans la première partie du film, lui conférant une ambiguïté appréciable.

Certaines scènes sont des réussites : la bestiole au supermarché (avec l'annonce très calme d'évacuation dans le haut-parleur), le phasme qui apparaît dans la rue derrière un jeune (une image assez poétique), et puis toutes les moments avec le chien (qui, logiquement, porte un prénom humain, Albert), mais les chiens sont toujours des acteurs hors pair... Bien aimé aussi l’évolution de la forêt qui nous est montrée : un froid et silencieux alignement de fûts monocultures au début, un amas touffu, bruyant, menaçant mais vivant à la fin, lorsque François et son père ont renoué avec leur animalité. Pour François, il s’agit toujours de "désobéir au système", mais plus du tout de la façon superficielle et pleine de contradictions qui était la sienne dans l’embouteillage initial.

Même si, comme on le voit, le film se bonifie nettement sur la fin, ses qualités pèsent insuffisamment dans la balance globale. Pour résumer d'une façon lapidaire, ce Règne animal dit peu de choses et il le dit mal. Alors, bien sûr, j'ai mes détestations au cinéma, comme j'en ai en musique avec l'auto-tune par exemple : c'est là que toute critique est subjective. Il semble que le film de Cailley coche, me concernant, pas mal de cases (ajoutons-en une avec l'agaçant "en vrai" au début d'une réplique de Julia). Si l'on n'est contrarié ni par la musique inutile, ni par les gros plans complaisants, ni par les héros qui clopent, ni par les plans aériens tapageurs, ni par les trous scénaristiques, la balance s'équilibre sensiblement. N'empêche : passer de L'arbre aux papillons d'or à ce film-là, comme je viens de le faire, donne une idée assez claire de la différence entre le cinéma comme art et celui qui ne fait que divertir - et divertir bien peu, ici, de surcroît, en ce qui me concerne - ou ambitionne de nous faire réfléchir - guère davantage. Le jury de Cannes, très inspiré cette année, ne s'y est pas trompé, primant le premier et non le second. Le film de Cailley se révèle un vrai faire-valoir pour celui du Vietnamien. Ce qui ne devait pas être dans son intention initiale.

6,5

Jduvi
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le 28 nov. 2023

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Jduvi

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