Comme souvent dans les grands studios (ici chez la Warner), on veut ratisser large (public masculin et féminin, jeune et moins jeune) afin de faire du chiffre. De telles intentions donnent naissance à des objets hybrides tels que celui-ci : ce mélodrame noir flotte entre conte à la Blanche-Neige (où les rôles de la mégère et de la jeune femme seraient inversés), réflexion sur l’éducation des enfants, fable sur le matérialisme et l’individualisme capitaliste avec éloge du libéralisme, de la liberté d’entreprendre et de la libération féminine, critique de la bourgeoisie, peinture d’amours passagères et incertaines, respectives trahisons ponctuées de meurtres, ombres de film noir, enquête policière et flashbacks. Le tout en un seul film.
Le moment clé du film a été pour nous la mort de la gamine. Jusque-là, aucune fausse note. Au contraire, un très bon équilibre entre l’enquête au suspens intact et l’histoire personnelle de Mildred grâce aux ellipses et aux analepses, une excellente entrée en matière avec ces ombres mystérieuses et inquiétantes projetées sur les murs et d'ingénieux cadrages, une tension psychologique savamment entretenue. Mais dès ce moment-là, les choses commencent à perdre de leur fluidité, de leur cohérence, de leur utilité. Tout d’abord, cet évènement, assez tragique dans la vie d’un être humain, est éprouvé par les personnages comme s’il s’était agi de la perte d’un trousseau de clés ou guère plus, sans émotions fortes, Mildred (ni d’ailleurs les autres membres de la famille), mère modèle jusque-là, très proche de ses deux filles, ne démontrant aucune vraisemblance dans son caractère. Ensuite, le film perd de son rythme à cause du temps accordé au mélo plus qu’au film noir, ce dernier ne se retrouvant qu’à la fin, quand on l’avait déjà presque oublié. Enfin, le personnage de Mildred perd progressivement de son unité, de sa cohérence et devient quelqu’un aux contours flous, s’échappant à soi-même, ne se gouvernant plus quoique agissant avec lucidité: un drôle de monstre machiavélique plein de bonté humaine.
Curtiz, homme de la dialectique, avait précédemment déjà mêlé histoire d’amour et film noir aux accents politiques avec Casablanca, ou le bien et le mal avec Les Anges aux figures sales, mais avec plus de brio qu’ici.
6,5/10