Peu de films ont su provoquer cet indicible sentiment que je sentais poindre en moi, presque insidieusement, pendant et longtemps après la projection du Ruban Blanc. Je me souviens encore précisément de ma sortie de la salle, chancelante, je m'étais assise sur les marches devant le cinéma et j'avais allumé une cigarette. Je crois que j'avais les yeux dans le vide parce que j'ai sursauté quand un ami s'est adressé à moi: « On a besoin de souffler un peu après ça, pas vrai? ». J'ai hoché la tête, je n'aurais su dire ce qu'il entendait par « ça », mais je le sentais. Le dernier long-métrage de Michael Haneke est un de ces films qui vous travaillent, vous rongent de l'intérieur. Pas de répit pour ceux qui se sont amassés dans l'obscurité.
L'esthétique de Haneke vous étouffe dès les premières minutes, vous plonge dans un monde loin d'être manichéen où la frontière entre bien et mal n'est pas aussi bien tranchée que la pureté du blanc et du noir tout au long du film. Les personnages sont toujours complexes, étranges et profonds et le mal semble les habiter comme une seconde nature. On reconnaît l'obsession absolue de Haneke pour le thème du mal universel, du mal vainqueur qui est le tyran de ce monde. On peut voir ce film en songeant à l'avènement prochain du nazisme, mais je préfère le voir comme un film qui aurait pu être le portrait d'un pays quelconque. Peu importe finalement où nous sommes ou même quand nous sommes, le mal est central, intrinsèque à la nature humaine et à son incarnation la plus innocente.
Toute l'ambiguïté du film autour de la culpabilité de Clara et Martin dans les agressions perpétrées dans ce petit bourg est angoissante, mais au fond de nous elle se dissipe, nous savons. Nous savons qu'ils sont coupables, qu'ils sont capables de barbarie alors même qu'ils ne sont que des enfants, des êtres qui devraient être dépourvus de toute perversité morale. La peinture de Haneke est monstrueuse, elle fait montre de l'inhumanité qui gît, tapie au plus profond, chez chacun de nous. L'homme est tératologique, il est horrible quel que soit le spectacle qu'il met en scène. Le paradigme de cela étant certainement, la scène incestueuse surprise par le jeune, et ô combien touchant, Rudolph, rien n'est montré clairement, tout est suggéré et c'est d'autant plus étouffant.
Le visage des ces êtres sous la pâle lumière paraît abîmé, comme s'il portait les stigmates de leur mal tout contre leur peau. Rares sont ceux qui affichent des lignes harmonieuses, doucereuses dans la bestialité ambiante: Eva parfois, Rudolph aussi. Mais les autres sont infectés, malades dans tout leur être: Martin par exemple est terrifiant avec son visage vieilli trop tôt, comme si on-ne-sait-qui avait voulu le punir pour son onanisme et peut-être sa barbarie. Les traits physiques sont extrêmement marqués mais ils constituent bien la seule expiation des péchés. Aucun crime n'est puni et les violences s'éteignent d'elles-mêmes sans que les coupables soient jamais connus.
Le monde d'Haneke est un monde sans Dieu où le mal a triomphé et a fait triompher sa seule justice à savoir la barbarie absolue. Aucune punition, aucune expiation n'est permise et la présence d'un religieux dans le film ne va pas à l'encontre de cette vision car il incarne lui-même l'échec du bien, la subversion des valeurs et l'universalité de la médiocrité morale humaine. L'homme est une bête qui jouit du mal qui inflige à autrui, un masochiste sans compassion.
Réflexion noire mais sublime, inhumaine mais fascinante, le Ruban Blanc pense de façon unique une question séculaire: pourquoi l'homme choisit le mal? Expérience cinématographique passionnante, ce film ne vous laissera néanmoins pas indemne.
Regard-Humain
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le 21 déc. 2010

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