« Le poids le plus lourd — Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrable fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement — et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même . L’éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » — Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, « ceux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrable fois ? » Ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? — »
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), GF Flammarion, Paris, 2007,Livre IV, §341 traduction de Patrick Wolting, pp. 279-280