Le Salon de musique traite d'un des sujets de prédilection de Satyajit Ray : la fin d'un monde qui doit céder la place à un autre. On a pu le comparer au Guépard de Visconti bien sûr, mais Ray a déclaré que le style de Visconti était "beaucoup plus baroque et orné que le [sien]". Il y règne pourtant la même nostalgie, très bien installée dès le premier plan, cet homme oisif et las dans son fauteuil face à la lande.
Ce monde menacé, c'est celui des Zamindars, riches propriétaires terriens qui déclinèrent à partir de l'indépendance. Comme toujours, le cinéaste indien en dresse un portrait qui évite le manichéisme : Roy est imbu de lui-même, négligent, égoïste et méprisant vis-à-vis des nouveaux riches ; mais il est aussi raffiné, profond, radical dans son amour de l'art, prêt à tout sacrifier pour un instant d'émotion artistique. Le musicien, en France, se prendra à rêver que l'on considère chez nous la musique avec autant de respect, plutôt que de proposer aux musiciens comme c'est de plus en plus le cas de jouer au chapeau, voire carrément gratuitement. Mais déjà, je digresse.
Trois concerts structurent le film.
Le premier, donné pour la fête d'initiation du fils de Roy, est une sorte de présentation du salon de musique. Tout comme chez nous (qu'on pense aux réceptions de Mme Verdurin chez Proust), c'est un privilège de l'aristocratie que de réunir quelques happy fews pour un moment d'émotion musicale, à manifester ostensiblement de préférence (cf. Proust encore) ! Filmé essentiellement en plan séquence, ce premier moment a relativement peu d'intensité, mais il est une sorte de base, plantant des éléments qu'on va retrouver par la suite, par exemple les notables tout de blanc vêtus allongés face à la scène, narguilé à la bouche.
Le deuxième concert est celui du drame : l'orage éclate au dehors alors que le chanteur développe son improvisation, de plus en plus rapide, à couper le souffle. Ray utilise un champ/contrechamp mais au rythme très lent, permettant d'apprécier chacun des deux côtés, musiciens et public, avant de se rapprocher du visage du chanteur. Notre héros a un sombre pressentiment, il quitte le salon de musique, l'improvisation de plus en plus débridée du chanteur traduisant la montée d'adrénaline qui l'oppresse. Dehors, sous un ciel d'encre, il apprend qu'il vient de perdre son épouse et son fils dans une inondation. Les éléments naturels, que Roy méprisait (sa femme éclate de rire lorsqu'il dit qu'il va surveiller les champs) au profit de la seule beauté de l'art, se sont rappelés à lui brutalement. C'est surtout la mort de son fils qui le terrasse. Pourquoi ? Parce que ce fils devait poursuivre la lignée des Zamindars. L'ultime scène des tableaux des aïeux, très sombre aussi en contraste avec le blanc éclatant du salon de musique, répondra à ce drame.
Dès lors, Biswambhar Roy perd le goût de toute chose, même de la musique. Il se réfugie dans sa face sombre : celle qui le porte à se draper dans son statut social, méprisant son arriviste de voisin, Mahim. On l'avait déjà vu refuser l'invitation de ce parvenu, l'amenant courtoisement à reconnaître, raffinement suprême, que la fête de Biswambhar prime évidemment sur la sienne - ce sera le deuxième concert, celui du drame. A présent, l'oisif aristocrate s'exaspère de la vulgarité des bruits extérieurs (un groupe électrogène, une fanfare qui joue Tipirary, des bruits de moteur) et lorsque Mahim vient l'inviter de nouveau, il dit n'en avoir plus envie. A côté des efforts de l'aristocratie pour se maintenir, Ray montre ceux des nouveaux riches pour obtenir ce qui leur manque, la reconnaissance sociale : ainsi Mahim se plaint-il qu'on jette des pièces au vieil éléphant de Biswambhar, alors que sa belle auto ne récolte que pierres et quolibets.
L'invitation de son voisin réveille l'aristocrate et le pousse à rouvrir son salon de musique. La scène est superbe : on s'attarde sur différents éléments de la pièce en passant d'une musique à l'autre. Le lustre est l'objet récurrent du film : il représente le faste d'antan, une sorte de bannière de l'aristocratie, luisant et dominant la pièce de toute sa hauteur. Le miroir aussi, est important : il est à présent plein de toiles d'araignées et Biswambhar se colle devant, terrifié par ce qu'il est devenu. C'est alors qu'il décide de renouer avec la musique. On voit l'un de ses domestiques tout heureux s'activer à tout briquer, à verser une liqueur dans une carafe, à installer le narguilé.
Ce troisième concert du film en est l'acmé. Une danseuse nous est montrée longuement, après que le raga a été exposé par le chanteur seul. Le rythme s'accélère progressivement, il semble guidé par la danseuse. Satyajit Ray met magistralement en scène le moment, focalisant sur la mine stupéfaite de Biswambhar et de son voisin honni, puis uniquement sur les pieds de la danseuse, ornés de colliers percussifs. Moment hypnotique. Lorsque s'achève le morceau, Mahim se lève plein d'enthousiasme, prêt à jeter une pièce : il n'a pas la retenue toute aristocratique de son hôte. C'est là que cette canne, qu'on a beaucoup vue, va servir. Elle bloque Mahim dans son élan, car selon l'usage (que ce roturier de Mahim ignore), "le premier don revient à l'hôte".
Victoire éphémère, pour tout dire dérisoire, qui n'arrêtera pas le cours des choses : l'aristocratie se meurt. Une autre belle scène le montre, Biswambhar ivre montrant à son domestique ses ancêtres illustres (en anglais svp). Il avait déjà vu un insecte dans son verre, mauvais présage, c'est à présent une araignée qu'il découvre sur la cuisse d'un de ses aïeux. Interrogé sur le sens de ces visions, Satyajit Ray précise :
L'insecte et l'araignée sont des détails réalistes qui paraissent des symboles à l'imagination exacerbée de Biswambhar.
Ce sont ensuite les lustres qui s'éteignent un à un. Autre symbole effrayant alors qu'il s'agit, là aussi, d'un "détail réaliste" : les bougies se sont simplement consumées alors que le jour se lève. Pas de doute, Biswambhar est bien enfermé dans son monde.
Pour résister à ces signes néfastes, Biswambhar exige de chevaucher son bel étalon blanc, comme au temps de la splendeur. Ses serviteurs le suivent anxieux, galoper sur la lande sauvage qui s'étend face à son palais, cette lande qui lui prit déjà sa femme et son fils. Il chute bien sûr, et le film s'achève sur son écharpe blanche, à terre, contrastant avec la barque noire sur laquelle le maître s'est échoué. Quel beau final !
Dès son quatrième long métrage, imprégné de l'influence des maîtres japonais (Ozu, Mizogushi, Kurozawa) autant que du néoréalisme italien, Satyajit Ray affirmait un cinéma aussi âpre que poétique, celui qui allait le distinguer du cinéma populaire. Pourtant, il s'agissait d'une commande du producteur : un film montrant beaucoup de musique et de danse, ce qu'aime le public indien. Satyajit Ray, acculé par l'échec commercial de son précédent film, L'invaincu, s'exécute donc, mais à sa façon, fort éloignée des sucreries de Bollywood.
Pour notre plus grand bonheur : les oeuvres de Satyajit Ray vivent en vous longtemps après que le mot Fin est apparu sur l'écran. Un peu comme la musique envoûtante qui règne dans le salon.
7,5