Une éternité que je ne l'avais vu. La dernière fois, ce devait être à la télévision, sur un écran cathodique 36cm. Je devais avoir 12-13 ans et j'en ai bientôt 43, je le regarde sur un DVD Criterion sur un grand écran fullHD. Sirop de pêche sur sorbet fondant donc.
Toute latitude m'est offerte d'admirer la superbe photographie d'Henri Decaë. L'esthétique de Jean-Pierre Melville est à peu de chose près identique à celle qu'il formalisera plus tard pour "Le cercle rouge" : une image souvent fixe, des intérieurs austères, voire délabrés ou au contraire à la modernité un peu surfaite, celle que nourrissaient les imaginaires des années 60/70. A cet égard, le commissariat est une belle illustration de cet univers glacé, très sombre, presque mortuaire. Les peintures luisantes, noires, les décors plastiques ou métalliques, finalement peu réalistes, mais si bien dans l'air du temps donnent à la police un écrin moderne implacable, un caractère d'industrielle puissance, sur-équipée, très inquiétante. La gadgétisation accompagne une police décrite comme une entité monstrueuse, fascisante, cynique, capable de toutes les vilenies pour parvenir à ses fins : harcèlement des témoins, des suspects, espionnage, infractions et pourquoi pas falsifications.
Mais cette modernité déshumanisée n'est pas l'apanage de la seule police. Même la pègre oublie ses codes en embrassant les changements du temps. Jeff Costello (Alain Delon) est confronté non seulement aux flics mais également à ses propres commanditaires. Eux-mêmes sont décrits comme des hommes vivants dans un environnement très moderne et différent du sien. Le night-club est rutilant de plastiques, de glaces, toujours dans un gris-noir omniprésent.
Par conséquent, Jeff est bien le dernier à vivre dans une pièce délabrée, dont la tapisserie grise aussi paraît bouffée par les moisissures. La fumée de sa cigarette se confond avec les murs. Le mobilier est succinct.
Seule musique : les piaillements d'un piaf en cage. Comme son propriétaire avec les mots, il est à l'économie. Enfermé dans un monde qui change et qui le heurte sans cesse, Jeff est oiseau chassé. A l'image des samouraïs au cours du XIXe siècle, il est un spécimen en voie de disparition. Le film de Jean-Pierre Melville est un polar, mais peut être lu sans problème comme un western. Le cow-boy samouraï veut se venger de la trahison de son patron, mais accablé par un monde qui n'est plus le sien, il semble de plus en plus désemparé. Son dernier geste est sans doute même désespéré. Peut-être s'est-il entiché de cette pianiste (Cathy Rosier) tout en comprenant qu'il n'appartient ni à cette femme ni à ce monde? Le final est donc difficilement compréhensible. Je lance des suppositions sans trop savoir.
Quand je dis "seule musique", j'y vais fort. Car la musique de François de Roubaix n'est pas le dernier des éléments à construire cette ambiance de fin de monde. Ce grand compositeur parvient par quelques notes, avec une grande discrétion, mais également une sûreté évidente à créer un accompagnement parfait, entêtant, en totale adéquation avec l'image glacée et la thématique fatale du film.
Il se dégage comme souvent avec Melville une atmosphère profondément mélancolique et enivrante. La rareté des dialogues doit y être pour beaucoup. Les personnages parlent avec les yeux. Alain Delon assure. Son regard bleu épouse très bien cette histoire, sa tristesse, son opiniâtreté également. Sa composition épurée reste sobre. Et son samouraï devient glaçant, puis fascinant.
La mise en scène de Melville est toute de rigueur, dans les gestes, les mouvements que ce soit pour les personnages ou la caméra. Il détaille, prend son temps à raconter par les corps ce qu'ils ont à montrer/dire. Il n'y a pas de hâte ni d'excès. Au contraire, il fait la démonstration de sa belle maîtrise surtout dans le rythme. Malgré cette minutieuse description des gestes, on ne s'ennuie jamais. Le montage est à ce titre très précieux.
J'ai passé une très belle soirée avec cette œuvre impeccable, sans fioritures, allant droit à l'essentiel mais ne refusant pas non plus un certain symbolisme pour évoquer la difficulté à accepter l'irrémédiable décrépitude du monde qui n'en finit pas de faire disparaître les traces du passé, l'enfonçant davantage vers le néant. Film noir, profondément pessimiste, désespéré et donc fondamentalement et romantiquement nécessaire.
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