Un matin, Pierre reçoit un télégramme lui annonçant le décès de sa tante et de ce fait apprend l’acquisition à son compte d’un héritage conséquent. Nouvelle qu’il s’empresse de partager en organisant une grande fête « Il faut faire une bringue à tout casser ! » en empruntant provisoirement des sous à l’un de ses amis. Pierre arrose à flots sa nouvelle vie, parle d’astrologie et tire au fusil sur un lampadaire, c’est sa soirée, son argent, rien ne peut l’entraver. Il apprend le lendemain qu’il est déshérité et s’enfonce peu à peu dans l’abstraction. Le scénario est prétexte aux premières expérimentations Rohmériennes : jeter le personnage principal dans un Paris immense, écrasant de chaleur, en le dépouillant de tout. L’errance est une coutume chez lui, mais il s’agit souvent de ballades partagées, d’espaces changeants, de poursuite de quelque chose. Le signe du lion est le paroxysme (ou l’essai extrême) de cette inclinaison pour l’errance puisqu’il fait de Pierre une entité en dissolution progressive, commence dans une humeur joviale pour se poursuivre dans une noirceur absolue.

C’est aussi et surtout pour le cinéaste le début d’un amour immodéré pour le hasard et les croyances, qui vont traverser peu ou prou chacun de ses films. Pierre raconte qu’il est du signe du lion, il en remet sa destinée aux astres et le sien en vaut la peine « Le lion est le signe le plus noble, le signe des conquérants » vante-t-il. Il sait qu’étant donné son ascendant une merveille est sensé lui arriver à ses quarante ans. Cet anniversaire imminent – le film démarre en juillet pour se terminer le 22 août, dernier jour du signe du lion – Pierre constate sans s’en inquiéter que les astres sont quelque peu en avance, le film s’ouvrant sur cette promesse d’héritage. Ce premier plan permet d’ailleurs d’évaluer d’emblée les penchants du cinéaste pour les signes et les présages. Dans la chambre de Pierre, une photo du globe terrestre, une autre de Paris. Prémonition d’une variation accélérée entre ces deux infinis, entre ciel et terre, que l’ultime plan, qui s’arrache des pavés pour finir dans les étoiles, ne fait qu’illustrer à merveille.

Il y a plusieurs basculements qui font dériver Pierre de musicien insouciant à cet homme délaissé dormant sur les pavés des quais de Seine, entre les trois événements majeurs concernant son héritage. Basculements mineurs même s’ils sont déjà des indices : la vente de ses nombreux livres, se bagarrer pour ne pas payer le loyer de sa chambre, puis le recours au vol. Basculements importants ensuite : d’abord une tâche de jus de sardine. Cette tâche, plus que de marquer un évènement de bascule logique et irréversible, le déclasse socialement, symboliquement, puisque c’est son unique pantalon et que l’huile qui s’y est incrusté ne partira pas. Il est comme marqué au fer, définitivement. La tâche est la première véritable barrière sociale. Il y a ensuite la perte du ticket de métro, confié par un ami qui l’avait aiguillé vers Nanterre pour y trouver un travail. Chaque fois cela crée un palier supplémentaire dans l’errance, une nouvelle marche, de plus en plus désespérée, proche de l’abandon. Cette évaporation progressive naît dans un silence absolu, au gré des mouvements de la ville et du bruit des pas de Pierre. En ces moments silencieux Paris devient beau et fantomatique et le film est même un beau document d’époque, qui accroché aux basques (bientôt trouées) de Pierre, nous renseigne sur le prix des choses, les trente-quatre centimes d’une baguette par exemple, les cinquante centimes d’un café, le salaire de trois jeunes femmes discutant sur un banc, aussi utilisé pour montrer que le personnage a basculé entre deux infinis en un rien de temps : entre la possibilité de tout pouvoir s’offrir et la cruauté d’en être réduit à fouiller les poubelles.

J’avais découvert ce film il y a quelques années et il ne m’avait pas plus marqué/intéressé que ça, mais probablement que je l’avais glissé entre deux de ses films plus récents alors que Le signe du lion gagne clairement à être vu en premier, parce que c’est le premier long du cinéaste et que les défauts, jamais honteux, seront plus tard transformées en qualités. Prenons par exemple l’idée un peu raté du montage parallèle final. C’est un premier film et l’on sent que Rohmer a encore besoin de justifier les aléas importants de son scénario. On sait que Pierre hérite finalement bien avant que lui ne le sache, une avance qui n’était pas utile. Le film s’attache alors à montrer quelques séquences de son ami qui le recherche en vain. Vingt-cinq ans plus tard, nous vivrons avec Delphine cette rencontre en gare de Biarritz, au présent à ses côtés, le cinéaste ne ressentira plus le besoin de nous informer avant tout le monde. La fin ici est néanmoins très belle. Pierre y est comme menacé d’un engloutissement définitif. Parfois d’ailleurs, le cadre le menace, se fait Goliath derrière lui, s’allonge à l’infini devant ses yeux. A la fin, le désespoir culmine : au pied d’un clocher, il s’agenouille et pleurniche sa colère en accusant la pierre, la Terre, le berceau de la naissance des civilisations, en somme. Dans ce bougon incompréhensible il semble comprendre que sa matière corporelle est partie pour se déliter dans le paysage. Pierre fondu dans la pierre ? Plus tard, dans Le rayon vert, La femme de l’aviateur, Ma nuit chez Maud il y aura aussi cette menace d’engloutissement, de lieu se refermant sur les personnages, les tenants prisonniers, les tenaillant à leur guise, mais l’ensemble autour de cet élément central sera minutieusement construit, tout en grâce et en subtilité.

Le film est très noir car il montre l’être humain dans sa limite d’entraide, de solidarité. Jean-François et Pierre sont amis, au point où le premier avancera l’argent de la fête sachant qu’il serait vite remboursé par un Pierre millionnaire. Une fois ruiné, l’ami part en vacances et Pierre ne trouve personne pour l’extirper de ce coup du sort. La fin reprend aussi cette malveillance puisque lorsque le clochard qui l’avait sauvé, pris sous son aile, jusqu’à le trainer dans son caddie, le pousser à jouer de la musique, est abandonné là, devant cette église, il disparait soudainement, puisque Pierre est à nouveau riche. Sans compter que cette noirceur est accentuée par l’ironie de la situation qui fait se satisfaire Pierre de la mort de sa tante dans un premier temps, puis finalement de son cousin.

Bien que ce ne soit l’un des films les plus sombres dans la carrière de Rohmer, il n’en demeure pas moins un beau tableau de personnages, qui bien que marqués par leur égoïsme permettent ce genre de fin miraculeuse où Jean-François reconnaît Pierre jouant du violon et lui annonce qu’il hérite vraiment. Si c’est bien lui qui a anticipé son bonheur et non les astres qui étaient en avance, le happy-end final permet de constater déjà le ludisme des expériences rohmériennes qui se jouent beaucoup au gré de croyances diverses, pascaliennes, astrologiques voire de la cartomancie improvisée dans Le rayon vert.
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le 18 déc. 2013

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