S’il est un réalisateur qui aura su s’imposer dès ses débuts au cinéma comme un des plus grands de son époque, c’est bien Michael Mann. Alors qu’il est contemporain de beaucoup de réalisateurs appartenant à la deuxième génération du Nouvel Hollywood, Mann a fait ses armes dans le documentaire et la publicité, en parallèle de l’école de cinéma qu’il fréquentait à Londres. Lors de son retour aux Etats-Unis, il participe à plusieurs séries télévisées mais n’est pas encore « mûr » pour tourner des films. Son premier long-métrage, The Jericho Mile (Comme un Homme Libre en VF, titre intéressant car il contient déjà un élément central à sa filmographie : la liberté inaccessible) est diffusé à la télévision en 1979 mais son succès critique l’amènera (tel Duel de Steven Spielberg) à bénéficier d’une sortie cinéma en Europe.
Ce premier jalon posé, qui présente d’ailleurs déjà toute la rigueur du travail du cinéaste, Mann transforme l’essai avec son premier film de cinéma, Thief (Le Solitaire en VF), avec James Caan dans le rôle-titre, qui sort sur grand écran en 1981. Le train du Nouvel Hollywood est évidemment déjà passé pour lui mais cette spécificité lui conférera directement une position très particulière dans le cinéma américain, jusqu’à aujourd’hui encore : il sera toujours à la frontière entre le classicisme et la modernité, sans pour autant être défini comme ce que les critiques cinéma aiment bien appeler un cinéaste post-moderne. Si Thief contient déjà énormément de thématiques chères au cinéaste, le côté visuel, pourtant déjà remarquable, est encore en rodage et l’aspect assez publicitaire de sa mise en scène, pourtant très encré dans son époque, tout comme un certain Ridley Scott qui a fréquenté la même école londonienne que lui, peut interloquer aujourd’hui.


Après The Keep (La Forteresse Noire), film totalement charcuté par la production mais qui demeure intéressant pour ce qu’il demeure la seule incursion du réalisateur dans le genre fantastique, Michael Mann tourne ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme l’essence absolue de tout son cinéma, autant formellement que thématiquement : Manhunter (renommé Le Sixième Sens chez nous, ce qui de nos jours crée pas mal de confusions avec le film de Shyamalan), première adaptation du Dragon Rouge de Thomas Harris, dont il est question ici.
Manhunter commence directement (après une introduction en vue subjective) sur un motif qui deviendra récurrent chez Michael Mann : l’homme face à un ailleurs, à une liberté illusoire (ici l’océan). C’est dans ce cadre que débute une histoire qui elle aussi deviendra un motif répétitif chez Mann : l’histoire d’un homme qui va faire son travail. Cet homme c’est Will Graham (William Petersen), expert en profilage criminel pour le compte du FBI qui jouissait d’une retraite anticipée après s’être fait attaquer par le tueur en série Hannibal Lecktor (Brian Cox) qu’il a par la suite capturé. Il est mis sur la piste d’un nouveau psychopathe qui sévit chaque mois à la pleine lune et va utiliser ses talents pour le retrouver.


Comme mentionné, presque tout le cinéma de Michael Mann est déjà concentré dans les 5 premières minutes du film, un héros, professionnel et perfectionniste (comme Mann lui-même), va se mettre à traquer un individu qui peut être considéré comme son double. Graham va le sonder, essayer de penser comme lui pour le retrouver.
La figure du double, qu’on retrouvait déjà notamment chez De Palma et, par extension, chez Hitchcock, a pris une dimension nouvelle chez Mann tant elle est présente, que ce soit dans Manhunter, Heat ou Collatéral pour ne citer que les plus évident. Ces personnages sont toujours deux faces d’une même pièce, ne vivent souvent qu’à travers l’autre et l’un doit traquer l’autre pour accéder à lui-même.
Ces doubles ne sont souvent séparés que par une seule chose essentielle : la barrière de la justice. Graham incarne la justice tandis que Francis Dolarhyde (Tom Noonan) est censé l'affronter. C’est d’ailleurs de manière très symbolique que Graham, à la fin du film, passe à travers une vitre pour arrêter Dolarhyde : il brise cette barrière qui les sépare pour finalement devenir lui-même tueur, tel est le prix à payer pour apaiser sa conscience. Tom Noonan avait d’ailleurs demandé personnellement à Michael Mann d’être isolé de William Petersen durant tout le film afin que la confrontation entre leurs personnages corresponde également à la première confrontation entre les deux acteurs. Mann a évidemment trouvé l’idée géniale et l’impact de cette séquence de lutte n’en est que plus grand.
Le film se conclut avec un plan similaire au plan d’ouverture sur la plage où Graham et sa famille semblent heureux mais est-ce vraiment le cas ? Un problème a été réglé mais d’autres tueurs suivront. Comme souvent, derrière son aspect happy ending, la réalité est souvent bien plus ambiguë chez Michael Mann, ce n’est qu’une partie d’un cycle qui nous est montré ici.


La famille, d’ailleurs, est également un thème récurrent de la filmographie de Michael Mann. Plus précisément, c’est l’incapacité à allier vie privée et vie personnelle qui déchire tous les personnages manniens dont Graham en est un des plus beaux représentants. En se remettant au travail, il sait qu’il risque d’exposer sa femme et son fils et de les mettre en danger. C’est cependant un risque qu’il accepte de prendre car il ne peut être en paix avec lui-même s’il ne le fait pas.
Les séquences familiales sont d’ailleurs toujours importantes et Mann réussit à les détourner pour en faire quelque chose de beau qui s’éloigne des clichés habituels du genre, en témoigne la séquence entre Graham et son film dans les rayons d’un supermarché, petit clin d’œil de Mann à sa propre adolescence où il travaillait dans une supérette.


Mann continue donc de développer les grands axes de sa filmographie et les points communs avec Le Solitaire et Comme un Homme Libre sont déjà extrêmement nombreux. Au-delà de ça, c’est surtout d’un point de vue formel que Mann montre tout son talent. Outre sa mise en scène toujours autant atmosphérique, son ambiance urbaine et nocturne, Manhunter est un délice visuel de tous les instants. Le film marque la première collaboration entre Michael Mann et Dante Spinotti, qui éclairera par la suite Le Dernier des Mohicans, Heat, Révélations et Public Enemies. Le bleu, couleur fétiche de Michael Mann, symbole du héros et du foyer, n’a jamais été autant présent et beau que dans Manhunter.
Le blanc, généralement couleur de la pureté, englobe entièrement la pièce dans laquelle Lecktor est enfermé et est donc radicalement détourné par Michael Mann qui représente souvent les institutions (telles les prisons ou les tribunaux) de cette couleur.
Le vert et le rouge, couleurs du danger chez le réalisateur, sont omniprésent dans la maison de Dolarhyde où il emmène le personnage de Reba (Joan Allen). Michael Mann et Dante Spinotti donnent au film une cohérence visuelle folle tout en permettant au cinéaste d’atteindre de nouveaux horizons formels.


Pour la première fois, Michael Mann ne collabore pas avec Tangerine Dream pour la musique de Manhunter, alors que le groupe allemand participait grandement à l’ambiance musicale de Thief et The Keep. A la place, Mann décide d’utiliser des musiques existantes, toujours à base de nappes synthé, notamment Shriekback, pour un résultat assez incroyable du fait de la mélancolie qu’elle dégage. Le cinéma de Mann a toujours été mélancolique (et romantique !) et la musique joue un rôle très important dans l’ensemble. Repensons notamment à cette magnifique séquence où Dolarhyde emmène Reba chez un vétérinaire pour lui faire caresser un tigre endormi. Mann filme ça comme personne tandis que l’on voit Dolarhyde en second plan à la limite de la jouissance devant ce spectacle. C’est une de ces séquences hors du temps, sans dialogues, uniquement de la musique, comme il y a en dans tous les films du cinéaste.


Manhunter c’est véritablement le film de la confirmation pour Michael Mann, celui qui le mènera, 6 ans plus tard, à son plus grand succès : Le Dernier des Mohicans.
Plus qu’une simple adaptation, Manhunter est une proposition de cinéma, un condensé de ce que sont les années 80 pour un cinéaste singulier. On ne le savait pas encore en 1986, mais ce film ouvrira la voie à toute une saga sur le personnage de Hannibal Lecter, dont une nouvelle adaptation de Dragon Rouge par Brett Ratner en 2002, médiocre au possible.
Bien que n’étant pas le film le plus connu de son auteur, Manhunter demeure un de ses meilleurs et un de ceux qui regroupe le plus ses multiples obsessions. Une œuvre immense d’un cinéaste qui l’est tout autant.

nia_mor
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films de Michael Mann et Mes pérégrinations cinéphiles de 2018

Créée

le 22 sept. 2018

Critique lue 409 fois

1 j'aime

nia_mor

Écrit par

Critique lue 409 fois

1

D'autres avis sur Le Sixième Sens

Le Sixième Sens
DjeeVanCleef
9

La dent vicelarde

Papotant "Slasher" récemment avec un de mes amis je me demandais quel était le dernier rejeton du genre, à défaut de se battre pour savoir quel était le premier, je m'arrêtais sur le "Manhunter" du...

le 5 avr. 2013

54 j'aime

14

Le Sixième Sens
Torpenn
5

Photo montage

Les amateurs de Michael Mann me fascineront toujours tant toute son œuvre déborde de fautes de goût multiples, de maniérisme racoleur et d’absence complète de rythme décent… En 1986, Mann est déjà...

le 12 févr. 2014

37 j'aime

10

Le Sixième Sens
-Marc-
7

Dragon rouge

Scénario très sobre et film bavard. Les images sont très belles et composées comme des tableaux, mais c'est par les dialogues que se développe l'intrigue. Bien qu'elles ne soient pas neutres les...

le 29 juil. 2017

36 j'aime

6

Du même critique

It Follows
nia_mor
7

Ce souffle dans mon dos...

Alors que les bons films d'horreur se font rares sur grand écran (beaucoup sortent directement en VOD), It Follows arrive avec un concept assez génial dans l'idée, celui de la malédiction qui se...

le 6 oct. 2015

4 j'aime

1

The Assassin
nia_mor
7

Une histoire de couleurs

Une de mes grosses attentes de ce début d'année, le dernier prix de la mise en scène du Festival de Cannes a connu une production assez chaotique avant de pouvoir finalement sortir dans nos contrées...

le 11 mars 2016

3 j'aime

3

Black Book
nia_mor
9

Critique de Black Book par nia_mor

Il ne me restait que très peu de Verhoeven à voir et Black Book (son dernier film avant un très long moment) en faisait partie. Le film est important pour plusieurs raisons dans la carrière de Paul...

le 31 mai 2018

2 j'aime