John Ford a régulièrement déclaré qu’il considérait Le Soleil brille pour tout le monde comme son film favori. Pareille prédilection peut étonner tant cette œuvre d’apparence modeste, dépourvue de vedettes et qui ne connut à sa sortie qu’une diffusion limitée, resta longtemps sous les radars de l’historiographie officielle du cinéma. Le succès commercial et critique de L’Homme Tranquille encouragea sans doute le réalisateur à entreprendre un projet plus intime, dans une quintessence proche de sa vision personnelle et de ses sentiments profonds. "The sun shines bright on the old Kentucky home…" Telles sont les premières paroles du vieux chant traditionnel, célébrant la quiétude de cet État, qui donne son titre au long-métrage. L’action se situe en effet dans une petite ville du Kentucky, au tout début du XXème siècle. La blessure causée par les passions qui ont entredéchiré la jeune nation, quarante ans plus tôt, n’est pas complètement cicatrisée dans le cœur des ex-belligérants. Une élection doit se tenir pour le siège du juge de paix. Le candidat sortant est un brave homme, débonnaire et rusé, grand amateur de whisky et sudiste jusqu’à la moelle. Il fait toujours sonner le clairon et porte volontiers l’uniforme. Il a pour concurrent le fils ambitieux et retors d’un carpetbagger, l’un de ces Nordistes qui se sont enrichis en s’installant sur les terres du Sud dévasté. Au cours de la campagne, le juge Priest se trouve dans l’obligation morale de commettre des erreurs susceptibles de lui faire perdre son poste. Il compromet la prorogation de sa mandature en sauvant du lynchage un jeune Noir injustement accusé du viol d’une femme blanche et en consentant à prononcer l’oraison funèbre d’une prostituée notoire. Ces évènements le mettent à rude épreuve, lui valent le respect des uns et l’hostilité des autres. Il parviendra malgré tout à déjouer l’hypocrisie et l’intolérance, à réunir une famille et une communauté. Et il conservera finalement son magistère, à une voix près de la majorité : la sienne.
Loin du monument figé, l’œuvre ressemble plutôt à une belle mécanique qui aurait du jeu, un "moviment" comme dirait Ponge. Sa première idée est d’opérer une coupe vertigineuse de la société américaine, de jouer les unes contre les autres ses différentes couches, en n’excédant jamais le cadre de la bourgade. Trois niveaux s’entremêlent et se font écho : d’abord la grande Histoire, la faille de la guerre civile qui divise, traverse et joint secrètement toutes les strates comme cette bannière étoilée que les clubs d’anciens combattants ne cessent de se voler mutuellement ; ensuite les histoires, les évocations du conflit, parole partagée, ferment de la collectivité ; enfin les sales histoires, celles qu’on lave en famille. Au croisement de l’admiration portée par Ford au juge Priest (il ne cherche pas à plaire à autrui mais obéit à ses propres valeurs), le film tisse le schéma vertical de la filiation à partir de ce général sudiste qui refuse de reconnaître sa descendante. L’objet de tous les maux, rejeté en tant que tel, étant la figure de la mère, fille à soldats qui a donné naissance à une enfant illégitime. Concrètement, dès que le vieil homme rentre dans le rang de la procession, il approuve la place de la défunte et admet sa petite-fille dans la lignée. Cette généalogie rompue et restituée à travers deux personnages féminins (la prostituée et l’institutrice) vaut également à l’échelle du pays entier, car chez le cinéaste la réconciliation familiale est corrélée à la réconciliation institutionnelle (le bagne, l’armée, le tribunal). On peut voir dans Le Soleil brille pour tout le monde que la première génération ne jure que par le Sud tandis que la seconde s’est accouplée avec l’Autre, le Nord, et que leur liaison a accouché d’un bâtard qui a pour nom l’Amérique. Le caractère phylogénique de cette genèse d’une nation, via son prisme biblique (la femme-mère et la femme-pécheresse, d’Ève à Marie-Madeleine, de l’Ancien au Nouveau Testament), étant un sujet central dans toute l’œuvre de Ford.
L’esprit irlandais et pétri de malice qui caractérise le tempérament truculent de l’auteur se retrouve dans la verve aisée, amusante et amusée, dans l’humour fringant qui parcourt cette merveilleuse chronique provinciale. Il y a du jeune chien là-dedans, de la première communiante, du boxeur et de la fille repentie, du fermier hargneux et du bon ivrogne, toutes choses parentes dans une perspective cohérente. Rarement toutefois autant que chez Ford les personnages conventionnels sont gratifiés d’une telle originalité, sa méthode procédant le plus souvent par le détail ou le détour, détail d’un caractère, d’une situation, détour d’une manie ou d’une anomalie. C’est ainsi qu’on aboutit aux extravagantes mais très attachantes et fort vivantes silhouettes du doux noir qui sert de valet au juge, du vieux sanglier confédéré qui, retiré depuis quatre décennies dans sa thébaïde, n’a quitté ni son cruchon d’alcool ni son fusil de la guerre de Sécession, de Priest enfin, dont les travers et les ridicules servent d’alibis aux vertus les plus nobles (mais vite encombrantes pour qui ne dispose pas de la finesse de touche requise) que sont la loyauté, le courage, la charité et la magnanimité. Si celles-ci n’épargnent pas les picotements d’usage au niveau des glandes lacrymales, ils échappent, grâce à ceux-là, à la raideur ostentatoire d’une attitude exemplaire et prédicatrice. Tel un véritable bloc magique, le récit converge vers le tribunal, cabinet d’analyse, lieu où "ça parle". En cet endroit officie le bon juge qui est le seul à pouvoir dénouer les "complexes" de Fairfield parce qu’il donne et retire la parole. Les individus n’y sont plus que des "corps-voix" comme les corps excentriques des Noirs, agités par d’étranges soubresauts, commandés par leurs voix à la fréquence distendue, tantôt éraillées, tantôt fortement aigües. La locution emballée devient même chant et soulève les êtres jusqu’à la danse : vient alors le règne de l’anarchie, le "lâchez-tout" de l’improvisation. Cette rencontre unique de la Loi et de l’aléa indique que Le Soleil brille pour tout le monde est bien le film sans maître d’un maître en dialectique cinématographique.
"On ne peut étouffer la vérité", affirme Priest tandis que résonne le sifflet du bateau à vapeur qui amène la prostituée revenant au pays exhaler son dernier soupir. Un ragtime au piano l’accompagne dans la ville (comme dans La Chevauchée Fantastique) et l’air de Geneviève revient tel un leitmotiv pour Lucy Lee : il prend soin d’elle, l’appelle avec le portrait, la saisit au bal. Les fréquentes variations de ton et d’accent, quoique peu apparentes au sein d’un style toujours parfaitement lié, dessinent le profil insolite d’une œuvre dont le scénario est constamment dévié de ses virtualités mélodramatiques. La simple image des dames patronnesses, drapées dans une morgue accusatrice, dans cette réprobation hautaine à l’égard des "honnêtes gens" qui n’est pour elles qu’un autre réflexe de défense, vaut toutes les descriptions littéraires. Les morceaux de bravoure tendent souvent vers des significations ou des directions inattendues : ainsi le combat au fouet dans l’écurie, homérique parodie de duel, le raccourci saisissant et plein de grandeur de la panique chez les Noirs à l’approche des lyncheurs, enfin et surtout les funérailles de la femme indigne, magistral et bouleversant exercice orchestré à la façon puissante et tranquille de Ford. Dans le flot de la démagogie ordinaire, parmi les médisances et les mensonges, passe soudain le cercueil. Silence. Stupeur. Puis, un à un, les villageois rejoignent le cortège. Ne résonnent dans les rues que le bruit des pas et des sabots, la pulsation des habitants qui avancent à l’unisson. Impossible d’oublier ce convoi funéraire rythmé par le seul crissement des roues sur le sol graveleux, qui s’organise lentement derrière un corbillard blanc à l’architecture étrange, gréé de colonnes d’albâtre et d’huis de cristal, à la suite duquel le deuil est conduit par un Priest ne craignant pas de marcher seul devant la calèche noire. Et voilà que la ville entière regarde dans la même direction : non pas vers l’église mais vers l’école où aura lieu la cérémonie. Ces quelques minutes muettes parlent plus distinctement qu’aucun monologue. Elles disent le rôle des morts dans l’équilibre fragile des sociétés. Quand les peuples se déchirent en des combats fratricides, il revient aux disparus de rapprocher entre eux les vivants.
Tourné dans des teintes de souvenirs, le film exprime une nostalgie non dénuée de contradictions et se nourrit de la sérénité d’un univers faussement paisible dont il fait irrémédiablement sentir qu’il est en voie de disparition. Pour son héros, il s’agit d’exécuter un dernier tour de piste avant de tirer sa révérence. Toujours à la hauteur des enjeux présents, Priest observe avec vigilance et tendresse un monde nouveau auquel il n’appartiendra pas. La fracture de la guerre de Sécession a transformé les structures mêmes de la société américaine primitive dont le juge ne constitue plus qu’une sorte de vestige. D’où la figure cruciale de Jefferson, père de l’Indépendance dont le portrait et la mémoire hantent les décors. L’œuvre se lit ainsi comme une réflexion sur les rapports du passé et de l’avenir, de la tradition et du progrès, sur le passage du temps et l’irrésistible défiance qu’ont engendrée les catastrophes de la première moitié du XXème siècle. À l’aube du mouvement pour les droits civils, elle fait également plus que jamais écho à l’Amérique encore ségrégationniste d’Eisenhower. Il revient à la mise en scène de faire vibrer cette richesse sémantique en une suite de plans simples et limpides, beaux et actifs, critère canonique de l’art fordien. Short and sweet as a woman’s dance… L’admirable est que l’on ne quitte jamais le niveau de la réalité ; ou plutôt, pour citer Hugo, que la peinture de la réalité soit seulement rehaussée "par tout ce qui, dans l’homme, va au-delà du réel". Dans la superbe scène finale, le juge s’en va lui aussi rejoindre les fantômes du Kentucky, s’éloignant à petits pas sur un air d’harmonica. L’image préfigure celle qui, trois ans plus tard, refermera La Prisonnière du Désert. De leur vivant, William Priest et Ethan Edwards se sont affrontés. Mais à l’heure du rideau, le magistrat sudiste et le cavalier à tunique bleue s’éclipsent de façon similaire. Jumeaux de cinéma, marchant côte à côte, là où l’horizon réunit des destins que l’on croyait irréconciliables. Par ce geste poétique d’une éloquente beauté, le maître John Ford ouvre rien moins que sur l’incommensurable du genre humain.