Douglas Sirk réalise Le Temps d’aimer et le Temps de mourir à une époque où il entame un retour vers l’Europe et achève en douceur son périple américain. Tout se passe comme si l’exilé ressentait le besoin, en peignant l’effondrement de l’Allemagne nazie, de la détruire à nouveau pour son propre compte afin d’y retourner bientôt. Opération d’hygiène cathartique en quelque sorte, explicitement revendiquée lorsque, vers la fin, le professeur Pohlmann (interprété par l’écrivain Erich Maria Remarque lui-même) appelle sereinement de ses vœux l’annihilation de son pays. Jeu imaginaire, l’espace entier du film pourrait n’être qu’une aire transitionnelle, son long tissu préparant fantasmatiquement les retrouvailles réelles du cinéaste avec sa patrie culturelle. Il faut d’ailleurs noter que la figure contextuelle de la débâcle, de l’extrémité finale, s’enfle et se dissémine significativement dans cette œuvre hollywoodienne tardive, au moment où l’inspiration de l’auteur connaît un véritable chant du cygne. La narration est soumise à une structure cyclique — de manière moins littérale cependant que dans Écrit sur du Vent où la scène conclusive, clôture et ouverture à la fois, soumettait toutes ses péripéties à l’ordre de la fatalité. L’idée de circonscrire une idylle dans la durée d’une permission, de surseoir au dénouement le temps d’une plongée initiatique, ne pouvait que fasciner le pessimiste qui est en Sirk. Sous le signe de l’urgence, la passion des deux héros acquiert une intensité pathétique. Elle trahit la fascination de l’auteur pour l’échec, le rondo caduc, le no way out qui borne tant de ses histoires. Le happy end, quand il y a recours, n’est pour lui qu’un simulacre (seule la trajectoire importe) comme dans la tragédie euridipienne, restauration formelle d’un ordre mythique, réajustement tellurique. L’individu sort de toute manière broyé, ou amputé quelque part.


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C’est donc presque en fantôme que le réalisateur vient filmer le souvenir d’une Allemagne année zéro, déterrer des ruines effacées par le "miracle économique" d’Adenauer et réveiller ses disparus, plus précisément son disparu : son fils unique abattu sur le front russe à la fin du conflit. Le film s’accroche tant qu’il peut à l’histoire d’amour entre ce soldat permissionnaire et une jeune femme de l’arrière (comme elle-même arrose avec constance son petit brin de persil dont elle espère une improbable floraison), mais il ne rencontre que des morts-vivants, des survivants hébétés, des revenants en sursis. Quand Ernst Graeber, quittant pour la première fois l’enfer germano-soviétique, arrive devant la maison de ses parents, il trouve en lieu et place du bain chaud qu’il espérait le cratère d’une bombe et plus un signe de vie, si ce n’est un voisin qui semble sortir des gravats et apparaît dans le plan par son reflet dans un miroir épargné. C’est dire si son existence est incertaine, à quel point elle remonte du passé, de la mémoire, de la réflexion, à quel point aussi rien n’est moins sûr qu’une image. Et quand Ernst prendra enfin son bain, ironie sirkienne poussée à son paroxysme, décalage qui dit que le front et l’arrière se mélangent en une guerre totale, que tout est cul par-dessus tête, ce sera chez un ancien ami d’école croisé par hasard, un cancre devenu chef de district, un rustre parvenu lui frottant le dos avec des sels parfumés tout en racontant de bonnes histoires de camps de concentration. Tout le film est ainsi, dès son titre, mélange de contraires que la force négative d’un évènement contraint à se fréquenter, chimie indésirable et inévitable entre l’intime et le reste du monde réduisant le temps d’aimer à une peau de chagrin. Les deux tourtereaux ne peuvent jamais être seuls, en paix, condamnés qu’ils sont à errer de maisons en cachettes, de refuges en décombres, toujours poursuivis par le souffle assassin des circonstances, c’est-à-dire le temps de l’Histoire. Leur fuite en avant n’est que valse-hésitation, sauts de puce dans un périmètre dévasté les ramenant sans cesse au point de départ.


Pendant le prologue, la représentation de la guerre tend vers une abstraction toute élisabéthaine. Pas d’équations douteuses autour de la sublimation par les combats, de creuset d’amitiés et autres sentiments hors du commun… Pas davantage d’ennemis, juste un champ de bataille erratique où une section se calfeutre sous les frimas, parmi les sillons que la mitraille a creusé dans les terres hivernales. Les arbres sont nus, le ciel est gris, les soldats alourdis par de gros manteaux, patauds avec leur équipement bringuebalant. Le véritable héroïsme, c’est l’esprit de résistance au mal qui, plus sûrement que la témérité guerrière, mène à la mort. La ville où deux êtres tentent de s’aimer est le lieu d’un danger autrement plus grand. Le corps du film, entre crochets, n’est pas une de ces grandes plages de repos loin des canons ni le lieu d’un simple affrontement psychologique dont la violence feutrée, da camera, relaierait la symphonie hurlante de la guerre. Les déflagrations des obus, incessantes, créent une ponctuation sonore, trouent la matière fluviale du récit. Sur le plan dramatique, elles interviennent opiniâtrement pour désamorcer l’épanchement émotionnel et contribuent à exaspérer l’anecdote sentimentale. Rien ne résume mieux ce principe que la séquence du restaurant. Emportée par Ernst qui a tout manigancé tel un metteur en scène fougueux, Elizabeth se voit dîner en robe de soirée dans un grande brasserie supposée fermée, quasiment un décor de bal, le Germania, qui aurait pu tout aussi bien s’appeler le Hindenburg. Le temps est aboli, comme dissous dans l’irréalité du lieu. Ou plutôt, il est celui retrouvé de l’avant-guerre, presque une fin de XIXème siècle ou une Belle-Époque, et que Stefan Zweig appelait "le monde d’hier". Soudain, cinglante et lancinante musique des nuits, les sirènes annonçant les raids aériens retentissent, poussant les convives dans la cave puis, la panique aidant, les expulsant hors les murs. Tragique Cendrillon, une femme court en hurlant, sa robe et ses cheveux en flammes. La guerre s’est rappelée au mauvais souvenir de ceux qui voulaient l’oublier.


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Le temps d’aimer et le temps de mourir ; deux moments distincts temporellement mais fondus thématiquement. Ernst enterre les cendres du père d’Elizabeth qui, en profondeur de champ, pénètre dans l’église pour assister à un baptême. Au terme du film, il est tué par un partisan auquel il vient de sauver la vie alors qu’il lit la lettre où son épouse lui annonce qu’elle attend un enfant, fruit de leur amour. Il laisse échapper le morceau de papier puis tente de le récupérer de toutes les forces qui lui restent. En vain. Il caresse alors une branche du bout des doigts : quelques bourgeons y ont éclos. Image exemplaire d’une œuvre où le beau le dispute au laid, la douceur à la brutalité, l’un se nourrissant de l’autre, tel ce cerisier mutilé qui fleurit en avance sur la saison au contact de la chaleur des explosions. Chez Sirk la mort tombe souvent du ciel, jugement proclamé par-delà la couverture nuageuse, témoignant du fait qu’aucun péché n’échappe à l’œil du Tout Puissant. Dieu est omniscient et entend le faire savoir. C’est lui qui provoque la dévastation chez le peuple païen qui s’est lancé (à la suite de l’aigle nazi, passablement déplumé à ce moment du conflit) dans l’aventure génocidaire de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce mouvement vers le bas, celui-là même des immeubles qui s’affaissent, toute matière (physique, intellectuelle, spirituelle) est labile, tout est pris dans une même entropie. Une des constantes dans le cinéma de Sirk est la confrontation d’un héros stable, solide, équilibré, avec un autre vacillant, le second influençant imperceptiblement le premier (Rock Hudson et Robert Stack dans Écrit sur du Vent, Rock Hudson et Jane Wyman dans Tout ce que le ciel permet). Dans Le Temps d’aimer et le Temps de mourir, le contrepoint d’éréthisme et de névrose est donné par cette Allemagne que secouent les pilonnages et les incendies. John Gavin, qui a la stature et le jeu immobile de Rock Hudson, réagit lentement devant ce breakdown social ; quand il retourne au front, il a toutefois perdu son indifférence somnambulique. Dans un film où les soldats doivent exécuter des ordres auxquels ils aimeraient ne pas obéir, où un fils de laitier humilié toute son enfance prend sa revanche grâce à l’appareil d’état nazi, la question du choix face à l’horreur, de la responsabilité du regard que l’on porte sur elle, est cruciale. L’éthique rejoint alors l’esthétique.


Comme dans le souffle ténébreux du Pylône de William Faulkner, qu’il venait d’adapter l’année précédente avec La Ronde de l’Aube, Sirk semble avoir reconnu dans le roman pacifiste de Remarque l’haleine même du XXème siècle. Le cadre a priori rigide d’une grande fresque en Cinémascope n’entrave en rien l’épanouissement de sa mise en scène, qui frappe par sa vitesse et sa souplesse. Voir la séquence où Ernst et Elizabeth, près du lac, prennent conscience de la nécessité de s’aimer très vite et très fort pour échapper un moment au malheur. La caméra suit les tressaillements nerveux de Liselotte Pulver, comme contaminée par l’ivresse de son personnage. Voir encore celle où Ernst est pris dans un bombardement : les différentes strates du champ s’emballent, animées chacune d’une vie propre alors que des panoramiques affolés surdéterminent la confusion de la situation. Sans dévier le cours inéluctable du film, ces instants d’agitation ou de plénitude puisent de leur précarité, de leur état d’encerclement, une grandeur désespérée. Car si l’amour peut déclarer la guerre à la guerre, elle ne saurait conjurer le sort. Un filon d’acier tirant une musique lugubre mais envoûtante des cordes d’un piano échoué au sein du cataclysme vient affirmer qu’il n’est pas nécessaire de mettre en scène le spectacle pour qu’il surgisse : le réel s’en charge parfois lui-même. Pour Sirk, le bonheur et le cinéma offrent des images éphémères, miroirs, reflets, mirages, reconstitutions, imitations de la vie. Son œuvre propose une vaste réflexion sur la splendeur de l’artifice, la violence des pulsions et l’apaisement transitoire des conflits devant la beauté passagère de l’existence. Rarement l’aura-t-on senti aussi près de ses convictions, tant personnelles que cinématographiques, qu’avec ce mélo admirable et poignant qui donne une définition possible de son art : faire corps avec le factice pour rendre compte de la vérité. L’important, c’est de croire à ce que l’on fait en y faisant croire. Voir un Sirk et mourir.


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Thaddeus
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le 24 sept. 2023

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