Poursuite d’un animal légendaire (Moby Dick) ou quête d’une contrée mythique (L’Homme qui voulut être roi), cambriolage (Quand la ville dort) ou opération de torpillage (African Queen) : la filmographie de John Huston abonde en projets insensés. Nul doute cependant que, pour l’auteur, le plus exaltant réside dans le pacte amical. Autour d’une table ronde enfumée où s’entrechoquent les verres de whisky, le riff-raff des cinq continents échafaude des rêves de conquête futile ou de libération. Soldats de fortune, révolutionnaires caraïbes, tueurs à gages, trafiquants, baleiniers et casseurs préparent leur propre Némésis. Entreprendre n’importe quoi de grand, pourvu qu’on le fasse ensemble : telle est la leçon de solidarité délivrée dès Le Faucon Maltais, et plus explicitement encore dans Le Trésor de la Sierra Madre. Il se peut que la guerre mondiale ait raffermi le goût de l’artiste pour les associations turbulentes et libres, les clubs de suicidés stevensoniens, dans leur contexte de démence et de facétie. Personne n’a jamais rencontré l’Allemand Bruno Traven, dont le film adapte le roman éponyme. L’identité de cet écrivain-fantôme, qu’on croyait réfugié quelque part en Amérique du Sud, resta longtemps un mystère. Traven est peut-être une contraction de Traum (rêve), et à coup sûr un anagramme de Marut, révolutionnaire du début du XXème siècle qui, on le découvrira bien plus tard, n’était autre que lui-même. Huston acheta les droits du livre et obtint de Jack Warner que la prise de vues s’effectue entièrement au Mexique. On raconte que le cinéaste, pour faire jouer à son père le rôle d’un vieillard, le força à ôter son râtelier, ou que Walter, pour prouver à son fils qu’il conviendrait, retira lui-même cet accessoire de son amour-propre. Du tournage, long et exténuant, le réalisateur n’allait pas seulement ramener des collections précolombiennes, un orphelin de quinze ans qu’il élèvera comme son propre enfant et quelques courbatures. Le film constitua de l’avis général le couronnement de sa carrière et l’installa, avec trois Oscars, au pinacle de l’Olympe hollywoodien.
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L’histoire s’ouvre à Tampico, où gringos et autochtones composent un ailleurs paradoxal de l’Amérique. Les Blancs y exploitent d’autres Blancs, pauvres, paumés, déjetés en cette terre étrangère ; les indigènes, Indiens ou métis, y sont des paysans graves et mystiques, proches de la joie de vivre ou prompts à une violence élémentaire. Même les bandits demeurent des hommes : à peine ridicules de réclamer un sombrero avant d’être fusillés, ils n’ont pas aliéné leur noblesse première car ils n’ont vu dans les pépites que du sable. On a beaucoup glosé sur le thème hautement moral de la fièvre de l’or, de la richesse corruptrice et source de calamités (voir Stroheim), puis sur celui de l’entreprise inaccomplie et du fiasco conclusif. Autant de pistes légitimes mais insuffisantes. Dans son désir de surmonter les catégories humaines les plus primaires, le cinéaste rassemble une équipe hétéroclite représentant trois âges de la vie, donc trois modes de pensée. Personnage central, Dobbs offre à Humphrey Bogart l’occasion de ciseler l’une des faces les plus ténébreuses de son talent. Bien que montré de plus en plus hargneux, le masque fanatique dévoré par une barbe de coyote, l’œil rapace et le rictus halluciné (lorsqu’il se convulse dans son sommeil près d’un feu de camp, il semble rôtir comme un damné), il est pris à la blague au début du film puis en intense pitié près du dénouement. Chez le coiffeur, poudré, brillantiné, son chapeau glissant sur un crâne trop dégagé, il ressemble à une version burlesque du Fantôme de l’Opéra. Honteux de mendier, il tape plusieurs fois sans le regarder un compatriote écœuré qu’interprète Huston lui-même, vêtu de blanc immaculé. L’approche de la fortune évoque pour lui un rêve réducteur et enfantin : un bain turc, un souper de prince, des femmes, là où Curtin pense sainement à des arbres fruitiers. Sa progressive folie relève d’une fatalité grinçante mais logique, et sa mort est amenée comme une plaisanterie noire à la Posada : faite de faux sourires (Alfonso Bedoya, le chef des brigands, était appelé au Mexique "le visage qui tue"), de mouvements abjects des corps glissants comme des scorpions autour de la victime. L’expression éperdue et traquée de l’acteur lui confère quelque chose de poignant.
Le vieil Howard, autre pôle du film, incarne la fascination de tout professionnel de l’aventure ayant subi son intense attrait. Le débit en fusillade de son discours où les gencives sifflent et chuintent, son regard rusé et jaugeur, sa demi-loufoquerie de solitaire dont témoignent ses gigues inspirées participent de la magie qui enchaînera Dobbs et Curtin. Il parle de l’or comme Gutman du Faucon de Malte, comme plus tard Achab évoquera Moby Dick. Scènes d’hypnotisme où s’exprime à plein le don vocal d’envoûtement propre à Huston, et qui l’apparente aux conteurs orientaux. Cette figure paternelle rivalisant de jeunesse avec ses compagnons en apparence plus robustes a droit passagèrement à un Éden de révérence : recueilli par les péons pour avoir sauvé un enfant, on le voit bercé dans un hamac et peloté par des femmes bien en chair, crachant doucement entre leurs mains des noyaux de pastèque et fixant l’objectif avec plénitude. Deuxième attribut d’Howard : il est le Vieux de la Montagne, rompu à tous ses caprices, ses dangers, ses humeurs. Il insiste pour qu’on respecte cette mère nourricière, et qu’après l’épuisement du filon on referme toutes ses "plaies", comme celles d’une femme. Il connaît jusqu’à l’emplacement des fissures où se cache l’héloderme suspect qui est ce qui se rapproche le plus du psychanalytique vagin denté. La Sierra n’est pas Madre par pur hasard géographique, et le blasphème, la rébellion contre les éléments, les tabous, les puissances naturelles ou arbitraires, pas pour rien des notions-clés chez Huston. Troisième attribut d’Howard : le rire. Pourquoi la défaite provoque-t-elle l’hilarité des deux survivants, fouettés au visage par le sable aurifié du désert ? Parce que la victoire était d’avance définie comme dérisoire. Derrière la bourrasque finale, le monde soudain balayé, remis à neuf, toute poussière d’or dispersée, il y a cet instant de stupeur et ce rire nerveux qui devient franc, énorme. Tant qu’on peut encore s’esclaffer, rien n’est perdu.
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Dans Le Trésor de la Sierra Madre, chaque protagoniste descend sa pente et si elle n’est forcément au terme du voyage, la mort reste possible pour tous. Mais Huston substitue en quelque sorte au fatum antique une force non moins inéluctable, une sorte de logique souterraine selon laquelle il y aurait une seule manière de terminer une histoire. Quand on est Dobbs, Curtin ou Howard et qu’un jour, aussi gratuitement que le clinamen, il arrive de gagner à la loterie, il ne reste qu’une forme d’action possible et une fin unique écrite pour chacun : le néant pour les violents, le repos et les palmiers pour les sages et l’espoir d’un recommencement pour ceux qui ont encore à vivre. L’aventure a ses lois et ses nécessités et le hasard ne constitue que l’expression supérieure de ses caprices : sans lui, elle n’est rien. En dehors d’elle pour les téméraires qui y participent, tout semble gratuit, tout paraît absurde. Dobbs personnifie l’homme à l’état de crise se laissant séduire par les chimères qu’il a lui-même déchaînées, en raison de la confusion qui s’est installée dans son esprit entre l’idée de prospérité et la forme passagère dans laquelle elle s’est cristallisée. Il ne faut pas voir ici la défense d’un enseignement simpliste du genre "l’argent ne fait pas le bonheur" mais plutôt la mise en évidence d’un théorème sur lequel la pérennité de l’insoumission libertaire, si elle peut adopter les véhicules les plus hétéroclites pour manifester sa présence, ne doit en aucun cas mener à les considérer comme définitifs. Surtout s’ils ont été pris au cœur d’un système en parfaite réaction contre le but à atteindre. L’or de la Sierra Madre aurait pu soutenir l’autonomie d’action des trois hommes à sa conquête, mais les maléfices qui y sont rattachés par des siècles de cupidité coercitive finissent par renaître pour mieux annihiler l’appétit d’indépendance qui menait alors ce microcosme de révolte en marche : un quarteron de prospecteurs bien décidés à ne pas s’en laisser conter par les interdits de la société.
Au sein d’un corpus pouvant se lire comme une fuite loin de l’Amérique (sur quarante films, cinq seulement se tournèrent dans le biotope californien), et dont les tentations exotiques furent particulièrement marquées, Le Trésor de la Sierra Madre tient lieu de référence. Stylistiquement, Huston s’y ménage de nombreux changements de régime, des conflits entre la caméra "active", qui saisit chaque instance du récit par la peau du cou, et la caméra "passive", dont l’objet est la transparence : recevoir un simple élément de l’action et l’enregistrer. Les plans sont encorbellés, fondus dans les arcs électriques, montés selon une alternance non conventionnelle de rythmes, d’échelles et de motifs d’échange entre fixité, panoramiques ou travellings. Le contour est puissant mais irrégulier, tel le rythme de la bonne prose et non de la poésie. Cette catégorie efflanquée, souple et envahissante de vitalité nerveuse donne à l’œuvre achevée son unité. Derrière l’effort toujours renouvelé et désespéré des héros se manifeste comme une philosophie de boxeur : une fois sur le ring, pris dans l’attente anxieuse du chaos, ce qui compte est de durer le plus longtemps possible. Mais au milieu de la douleur et de l’angoisse, il doit y avoir une ivresse folle : se sentir encore présent, toujours debout. Tragédie fondamentale où se joue peut-être moins la vie de Dobbs et la sécurité d’Howard que l’engagement de Curtin. Car si pour l’homme mûr et le vieillard les dés sont jetés, il reste au jeune homme à tenir son premier round jusqu’au coup de gong final. Alors seulement, s’il suit la même trajectoire que Dobbs, il subira le trépas comme la plupart des personnages négatifs du cinéaste ; mais s’il devient un autre Howard, il se peut qu’il connaisse le sort enviable du Charlie d’African Queen, à savoir le bonheur et la disponibilité, et qu’il continue de nager en dansant vers l’autre rive. Quand Huston explique "I’m interested in man", il veut dire la chance de l’homme, qui se situe dans la lutte même de quelques-uns pour être enfin heureux. Derrière le baroudeur, le sportif, le peintre, derrière le complice des équipées libératrices qui se soucia toujours d’équilibres vitaux et de justice sociale, derrière l’intellectuel libéral qui milita à son heure pour l’Espagne républicaine et contre le maccarthysme, il y a aussi le fabuliste ironique, le moraliste tranquille pour qui l’absence d’honneur marque la déchéance suprême. Au fin fond de leur échec, les aventuriers de la Sierra Madre gardent le leur intact.
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