La cellule souche
Le Trou... C'est fou comme je l'ai mis de côté, lui, un peu gêné parce que, devant cette déferlante de compliments particulièrement mérités, je sens bien que je vais surtout devoir expliquer ma...
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le 22 févr. 2012
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Ils sont cinq dans une cellule de la prison de la Santé, bien décidés à s'en évader : Roland, parfait mécanicien de l'entreprise, Manu, son soutien le plus résolu, Geo, lascif et indolent mais qui ne rechigne pas à la tâche, Monseigneur, à qui l’habitude de se frotter benoîtement les mains a valu ce surnom, et, dernier venu, Gaspard, jeune homme de bonne famille qu'une banale histoire d’accident risque de transformer en victime d'erreur judiciaire. Dans le plancher puis dans les galeries souterraines et les murs des boyaux d'égouts, tous liment des barreaux, scient des parois, forcent des portes, creusent des trous. Ce film du si Français Jacques Becker est peut-être un des moins "français" qui aient jamais été réalisés, dans la mesure où il est dépouillé de ces volutes littéraires explicatives et hyper-conscientes dont s'ornent, avec toute l'intelligence nationale de mise, un certain nombre de nos productions. Il réussit d'abord parce qu'il décrit sans emphase ni insistance, mais avec précision et fermeté, un milieu, un lieu, un environnement sensible et visible. Et parce qu’il intègre un documentaire très solide à un récit de fiction. À son issue on n’ignorera rien de la prison. Ni les détails des promenades, ni les heures de la soupe et de la ronde, ni ces petits rites que constituent les fouilles, les perquisitions, l'examen des colis, la coupe des cheveux ou la parodie de justice de paix rendue par le directeur. On aura appris comment se réparent les robinets qui fuient, fait un tour à l'infirmerie, remarqué diverses astuces comme le moyen de transmettre d'une cellule à l'autre, par l'extérieur, de menus ustensiles. On aura même, passant au sous-sol, eu droit à un plan des fondations de l'établissement. Le délinquant en puissance y aura noté maintes manières d'aménager au mieux son possible avenir. Le Trou est donc tout sauf un récit qui se passe nulle part et où il ne se passe rien. Consacrant une œuvre en marge des courants, des écoles et des genres, le dernier film de Becker inscrit ses protagonistes dans un fascinant paysage d’objets et de sons qui achève de donner au décor carcéral sa pleine valeur de symbole.
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"Boulot boulot, menuise menuise" : ce mot d'un héros de Casque d'Or, chaque personnage le fait sien, intensivement. On coupe le pain en gros-plan (et aussi le saucisson et le beurre), un périscope naît sous nos yeux, puis un passe-partout, un sablier, une clé, des mannequins. Rien pourtant n'est moins fantastique que ce long-métrage aux doigts de fée. Chaque image possède le lourd poids du concret dont Becker la charge. Cette exigence doit être inhérente à la situation de l'homme en prison : il ne voit plus le monde extérieur, il l'entend davantage, comme chez les aveugles à qui la perte de la vue aiguise l'ouïe. Du vase clos de la cellule, ce n'est pas tellement le ciel par-dessus le toit qui obsède, mais les sons pleins et calmes au-delà du mur. Par contraste, les bruits éclos dans l’enceinte acquièrent un relief sans commune mesure avec leur décibellité objective, secouant le seul environnement palpable que le détenu connaisse. D'où celui des coups assénés pour crever le fer, le dallage ou le ciment, assourdissant et en même temps riche d'éléments variés : fait de chocs, de craquements, d'éboulements et de halètements saisis au ras des lèvres, capté à mi-chemin de l'homme et de ce qui lui résiste, en étroit corps-à-corps. Becker respecte un langage cent fois éprouvé dont l'efficacité démontre à chaque instant le bien-fondé. Son découpage est fait de champs et de contre-champs, de panoramiques ingénument descriptifs. La frivolité lui est étrangère, et il n’est pas cinéaste à éviter un plan nécessaire. Les mouvements et les angles dictent au récit ses lois d’équilibre, la valeur plastique des images est inséparable de leur dynamisme. La photographie est celle de l'œil d'aigle, froide et perçante. La musique est absente, le dialogue direct. Les acteurs sont modelés avec style sur des natures diverses, exprimées par une caractérisation elliptique et audacieuse. Il y a Monseigneur, ses tics et sa simplicité bonhomme. Il y a Gaspard et Roland qui s'opposent comme le blanc et le noir, l'inauthenticité d'un vernis d'éducation et la vérité de l'homme complet. Il y a Manu et Geo, plus modernes, aux silences actifs, à la fausse décontraction de fauves à l'affut — le premier sur-tout, bel animal chargé de violences latentes.
Simplicité, droiture. Une cloison de béton est pareille à l’arrière trapu de la défense adverse : on la contourne sans se décourager un seul instant, en souplesse, plein de détermination rapide, dans l'élan, comme Becker tourna son film dont l'unité fait masse et accroît à chaque minute la vitesse. Ici le temps devient compté par deux objets : le périscope d’abord, qui servira à voir, à surveiller le couloir et les gardiens, et le sablier. Au bout de la première nuit d'exploration, alors que les personnages ignorent combien d’heures ont passé dans le tunnel et qu’ils ont de ce fait risqué la catastrophe, ils fabriquent le sablier. Le détenteur de la liberté réside dans le temps gardé par le précieux instrument. Cet effort de l'homme, on l’a souvent vu dans des œuvres calleuses et fortes qui célèbrent les jours laborieux et les travaux obstinés : les King Vidor et les Howard Hawks, les Anthony Mann et les Nicholas Ray, ces hommes de l'Ouest, ces indomptables qui ne demandent pas au ciel leur pain quotidien ni aux anges leurs ailes. Il évoque aussi le souvenir terrestre et réfléchi d'un autre spécialiste en travaux de taupe et calculs de taupin. On aura reconnu John Huston, les hors-la-loi d'Asphalt Jungle, les prospecteurs de la Sierra Madre. Le Trou est parfaitement hustonien, non seulement par l'échec terminal qui est un admirable coup de cymbales dramatique, mais aussi par mille autres traits : le projet des héros, unique et fou, la détermination physique et morale que son exécution requiert, l'intelligence et la concentration qu'il exige à tous instant, la conclusion qui en découle (selon laquelle impossible n'est pas humain), la communauté d'hommes unis dans l’épreuve, la "présence" de la femme absente, la psychologie du groupe et du comportement, une sorte d'exaltation virile et un climat de fraternité dans le combat qui ne sont jamais antipathiques tant ils sont tempérés et imprégnés de gentillesse (chez le Français) ou au contraire d'ironie (chez l'Américain).
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Pour le prisonnier, saisi à l'aube de sa condition, la cellule est un lieu aussi privilégié que l'île déserte ; pour l’entomologiste Becker, c’est un laboratoire idéal. Ici Robinson (Roland, bien sûr) a quatre compagnons, mais chacun, dans cette démocratie microcosmique, est citoyen à part entière. Et tant pis si, in extremis, la parabole vire au tragique et si Vendredi s'appelle en réalité Judas. Sans doute cet échec ne se produit-il que parce que les quatre hommes n'ont jamais réussi à être cinq. Jusqu'à la fin, Gaspard demeure celui qui change de dortoir, la cinquième roue du carrosse, le transfuge, le traître donc. Pourtant il serait faux de s'appesantir sur le pessimisme de cette défection ultime, conclusion malheureuse aussi trompeuse que bien des happy ends. Malgré son titre, le film n'est pas une méditation sur la mort ou la défaite : c’est un éloge vital de la résistance à l'inertie, la résignation, l'obéissance, l'abandon. Faire un trou dans une condition d'esclave revient à construire par l'action collective un jeu d'échanges, un élan, une dignité partagés. Mais ce quintet improvisé, même lorsqu'il joue sa petite musique sociale, ne le fait pas toujours sans discordances. L'intervention du dernier élément, parce qu'il arrive rarement à jouer à l'unisson des autres, procure des dissonances et des rencontres de timbres inattendues. Les rapports changent, évoluent, se modèlent, se contrarient tandis que les équipes se succèdent et se combinent. Il y a d'abord Roland et Manu : les deux plus graves et opiniâtres. ll y a Manu et Gaspard, l'un prenant l'autre sous son aile. La trahison du second, Manu seul la pressent, la devine, veut la venger. Autres duos : Geo et Monseigneur, les prolos plaisantins, insoucieux et sans histoires ; enfin, Geo et Roland, les he-men forts et brefs en paroles. Les caractères se cherchent, se repoussent ou s'accordent, un tel présente avec tel autre toujours le même visage, que le contact avec un troisième révèlera différent. Cette mosaïque de confidences et de méfiances partagées engendre parfois la jalousie, serait-elle passagère, et le regard de Manu devient plus opaque quand il apprend que Geo renonce à s'évader et que Roland le savait déjà. Chacun, dans cette eau baptismale où le plonge Le Trou, est nu en face de l'autre. Et le meilleur documentaire que contienne le film est celui sur l’homme et les relations humaines.
Parmi ces personnages antagonistes et complémentaires, l’un semble cristalliser, plus que tous les autres, l’admiration du cinéaste : il s’agit de Roland. Pas une ombre au portrait. Du plan d'évasion, il est à la fois la tête et les membres. Du groupe, il est le chef virtuel mais ne se pose jamais en tant que tel, il est le père et la mère, qui sert même le petit déjeuner au lit. Il est à la fois le plus adroit (inventant les outils au fur et à mesure) et le plus intelligent : quand retentit le fracas des premiers coups, c'est lui qui décide génialement "C'est le bruit qui va nous sauver". Il pense à tout, voit tout, comprend tout, n'est jamais à court de ressources ("Il est formidable", constate Monseigneur. "Oui", répond Geo), de courage, de sang-froid ou de pitié ("Pauvre Gaspard", dit-il simplement à la fin, après l'accès de fureur de Manu). Il supporte tout le film sur ses épaules, il en est la densité, la gravité, la noblesse tranquille. Becker est entièrement derrière ce vivant exorcisme de toutes les frayeurs et de toutes les incertitudes. L'image idéale du Trou et son émouvant symbole, c'est bien Roland. Non son visage, assez disgracieux quoique très ouvert, mais sa main gauche dont un doigt est coupé, pour avoir remis vingt fois sur le métier, afin de le polir et le repolir, l'ouvrage du parfait ouvrier, de l'artisan bourré de talent et néanmoins plein de scrupules. À travers lui, le film crée de toutes pièces un monde doté de vie propre, organise un bloc opaque et d’une objectivité pure. Il exalte le retour à la discipline responsable, la pudeur derrière la rigueur, la chute des paradoxes. Derrière cette œuvre d’une compacité basaltique, il y a mieux qu'un homme, un auteur.
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le 18 sept. 2022
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