Ce film, présenté au Festival de Cannes en 2017, coïncide avec une prise de conscience accrue en Occident concernant la situation critique des Rohingyas en Birmanie.
Depuis son indépendance, l'Inde est le théâtre de conflits violents et récurrents entre hindous et musulmans. Une situation similaire se retrouve en Birmanie, contredisant l'idée occidentale d'une "unité transcendante des religions", une notion chère aux adeptes de René Guénon, Michel Vâlsan, ou Frithjof Schuon. En Birmanie, la minorité musulmane des Rohingyas, ethniquement distincte de la majorité bouddhiste (80 % de la population), est la cible de sermons hostiles par le moine Ashin Wirathu (né en 1968), dont l'influence a poussé le gouvernement à envisager des lois pour la "préservation de la race [birmane] et de la religion [bouddhiste]". Ceci illustre que le bouddhisme, contrairement à ce que pense le réalisateur Barbet Schroeder, est profondément ancré dans une ethnie, une culture, un pays, une langue, et ne correspond pas à l'image édulcorée et naïve qu'en ont certains Occidentaux. Ces derniers, imaginant le bouddhisme comme une religion exclusivement tournée vers la méditation introspective et l'amour universel, ont été choqués par les positions de Wirathu, qui a même été surnommé le "Ben Laden bouddhiste" et le "nouvel Hitler de Birmanie" après avoir figuré sur la couverture de Time Magazine sous le titre "The Face of Buddhist Terror" pour ses prises de positions contre les mariages entre femmes birmanes et hommes musulmans, dans le but d'éviter leur "prolifération".
Fuyant la répression de la junte birmane, de nombreux réfugiés sont allés au Bangladesh voisin depuis la fin des années 1970. Cependant, la pauvreté et la surpopulation dans la région limitent les capacités d'accueil. Sous la bannière de la Campagne 969, les partisans de Wirathu distribuent des autocollants avec trois chiffres, visant à différencier les bouddhistes des autres communautés et à boycotter les commerces musulmans. Bien que soutenues par les autorités birmanes, ces actions alimentent les divisions religieuses et servent les intérêts d'un pouvoir fort appuyé par l'armée. Même Aung San Suu Kyi (Prix Nobel la Paix) hésite à condamner fermement ces violences antimusulmanes, en raison du rôle des moines comme force d'opposition au régime. Pour beaucoup de Birmans, le bouddhisme est une part essentielle de leur identité, associée à leur "birmanité". L'intégrisme bouddhiste de Wirathu trouve écho dans d'autres pays bouddhistes, notamment via les réseaux sociaux et les universités bouddhiques d'Asie. En 2014, le moine birman s'est rendu au Sri Lanka sur invitation du Bodu Bala Sena, une organisation nationaliste bouddhiste connue pour ses positions radicales envers la communauté musulmane.
Loin de moi la sympathie pour U Wirathu, bien au contraire, en revanche je suis satisfait de voir que le public occidental peut voir ce qu'il est réellement des conflits religieux, loin de l'idéalisation que l'on se fait à la fois de l'islam et du bouddhisme. Malgré l'image traditionnelle de sérénité associée à Bouddha, le bouddhisme prend parfois des formes plus radicales voire militantes dans divers endroits du monde. De plus en plus, il devient un enjeu diplomatique majeur pour les pays asiatiques.
Et pour ceux qui pourraient idéaliser le passé en imaginant une coexistence harmonieuse entre différentes "formes traditionnelles" entre islam et bouddhisme, avant l'émergence d'U Wirathu, il est important de se rappeler de l'université bouddhique de Nâlandâ. Située dans l'actuel État indien du Bihar, elle fut fondée au milieu du Ve siècle sous la dynastie Gupta. À son apogée, elle comptait jusqu'à 2 000 enseignants et environ 10 000 étudiants, venus de différentes régions comme le Japon, la Corée, la Chine, le Tibet, et d'autres contrées encore. Cette institution prestigieuse a accueilli parmi ses enseignants certains des plus éminents métaphysiciens et philosophes du bouddhisme mahāyāna. En plus des enseignements métaphysiques, philosophiques, logiques et grammaticaux, Nâlandâ dispensait des cours de médecine, d'astronomie et de cosmologie. Malheureusement, elle fut entièrement détruite, réduite en cendres en 1193 par les troupes musulmanes commandées par Muhammad Bakhtiyar Khilji, un chef turc. Cette tragédie demeure dans la mémoire des moines et du peuple birmans, justifiant ainsi leur méfiance envers les dévots d'Allah. Le cas de Nâlandâ démontre que l'islam et le bouddhisme ne sont pas simplement deux traditions distinctes mais harmonieuses, mais bien deux mondes de pensée et de vie radicalement différents, dont la coexistence pacifique relève d'une illusion occidentale.
Selon moi, Schroeder ne réussit pas à capturer la complexité des dynamiques sociales et politiques dans le pays, ainsi que les tensions entre les différentes communautés religieuses, en particulier entre les bouddhistes et les musulmans Rohingyas, en les replaçant dans un contexte historique précis et plus ancien, ne pouvant retirer ses lunettes d'observateur aux valeurs occidentales qu'il croit applicable à chaque régions du monde.