Dans le grand mouvement national que refléta le néoréalisme, l'œuvre de Vittorio De Sica apparut à la fois comme un aboutissement et une bifurcation qui, la paix revenue, allait porter à l’écran les problèmes d'une vie nouvelle à ordonner. Que le vol d'un vélo prenne ainsi soudainement figure de tragédie, c'était bien la preuve d'une époque qui cachait encore sous la liberté reconquise une profonde anxiété. L'Italie la sentait alors dans le dénuement, la misère, la prostitution des esprits et des corps. L'aspect revendicatif et dénonciateur du film suscita une violente polémique et replaça le problème sur le plan politique. La virulence des attaques eut pour effet d’éclairer davantage cet aspect social et d'estomper ce qui, cependant, allait plus loin : les résonances d'un fait divers sur la conscience d'un homme. Dépouillé de ses références à l'immédiat, Le Voleur de Bicyclette prendra, avec le recul du temps, sa véritable dimension. Les circonstances perdant leur acuité, elles laisseront apparaître un cheminement intérieur qui touchera plus profondément encore. De Sica et son scénariste-idéologue Cesare Zavattini ne content pas l'histoire d'un homme à qui l'on a dérobé sa bicyclette, mais celle d'un déshérité qui a perdu sa dignité aux yeux des siens, aux yeux de la foule, et surtout à ses propres yeux. Ils disent son combat pour nourrir sa famille au risque du déshonneur, pour reconquérir sa place, pour s'arracher au désespoir qui le guette et à l’enlisement qu’il sent venir toujours plus nettement. Leur héros du quotidien ne s'abandonne pas à la fatalité qui l'accable : en dépit de sa maladresse, de sa faiblesse, de sa peur, il lutte, il agit, il va même jusqu'à tenter, de façon dérisoire, de se faire aussi vil que ses bourreaux. C’est par cette complexité psychologique que le film échappe à l'actualité de son propos et qu’il trouve sa pérennité.


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Dès le début pourtant, l’ouvrier Ricci part perdant. Au milieu de ses camarades qui se pressent devant l'annonceur, il semble dépourvu de vigueur et de combativité. C’est un chômeur brisé, épuisé, défait de son énergie tout comme son fils Bruno est déjà spolié d'une partie de son enfance. Au visage encore poupin mais précocement fripé du petit bonhomme correspondent les traits ravinés de son père. Avec ses épaules un peu voûtées et sa démarche contrainte, Ricci est un élu du malheur, et c'est bien comme une cruelle antiphrase qu'il faut entendre le mot d'un des passants tout prêts à le lyncher : "Tu peux remercier le bon Dieu…" Ce qui compte n'est pas tellement de savoir si demain il aura la chance d'être dépanné par un camarade, mais le moment présent qui emplit tout l'horizon de cette funeste journée. Peu à peu, Ricci atteint le point le plus aigu de la détresse humaine. Il fait l'expérience de l'éviction en pleine masse sociale, et pénètre dans une sorte de no man's land qui l'isole de ses pairs. C'est le premier temps de cette solitude que connaîtra plus tard Umberto D. Contrairement à Charlot, dès le départ inadapté par rapport au monde que l'entoure, Ricci se croit intégré en sa qualité même de demandeur d’emploi, car le chômage est une réalité objective et légale par rapport à laquelle il est possible, hélas, de se définir. Or, il se trouve soudain dans une situation qui n’est pas cataloguée par la juridiction sociale et ne peut en somme relever que de la "miséricorde privée". C'est comme si l'infortuné criait sans qu'aucun son sorte de sa bouche. D'invisibles murailles se dressent entre lui et les autres, et il sent la marée du désespoir monter sans que personne ne semble comprendre qu'un homme est en train de se noyer. Les épisodes de sa quête ressemblent aux étapes d'un chemin de croix. C’est une collant une affiche de Rita Hayworth dans Gilda qu’il se fait faucher sa bicyclette : cette fatalité est bien de celle qui porte faux et sablier. Hollywood est à sa place d’arrogance dans le cinéma italien d’après-guerre, fauché lui aussi. Rien de plus terrible que le soleil gratuit sur un visage triste. Ricci souffre une Passion, les rues de Rome le conduisent à un Golgotha terrestre, sans Dieu, sans rachat, sans intervention céleste.


Il y a dans cette odyssée la dimension presque cauchemardesque d'un individu éprouvant son piétinement et sa déréliction avec la seule conscience de sa douleur, une incompréhension qui crée un halo de brouillard autour de lui. Le film baigne dans un climat de songe noir : la scène du restaurant avec ses musiciens et ses convives comme autant de masques, d'une surréalité de caricature, en est l'exemple le plus évident, qui voit le spectateur perdre pied à son tour dans un dédale d’impressions mêlées. Les piétons se houspillent pour se tasser dans les autobus, il y a plus de balayeurs que de trottoirs, les billets de banque sont gros comme des livrets d’opéra, des accents allemands viennent coller aux oreilles du dépossédé. Ricci n'aurait jamais cru possible que le délaissement d'un homme privé soudain de son gagne-pain pût atteindre un tel degré de cruauté, que l'inhumanité de l'univers qui l'entoure pût se manifester de façon si écrasante. Lui qui avait vécu dans des coordonnées relativement rassurantes, le voici qui devient sans comprendre pourquoi un paria, et qui se sent confusément intrus vis-à-vis de son environnement. Le fatalisme est ici un sentiment acquis, résultant d'une prise de conscience de plus en plus oppressante de cette vérité morale : pas d'issue, impossible de s'en tirer. Si le film atteint à l'universalité dans le temps et dans l'espace, ce n'est pas en se rattachant à un système mais bien à partir d'une expérience vécue, d'une subjectivité mise en mouvement dans le cadre d'une durée déterminée. C'est en ce sens que Zavattini et De Sica peuvent se dire des "contemporains", c’est-à-dire des hommes attentifs à la réalité contemporaine. Rien de moins abstrait, de plus incarné que ce contact avec les hommes. Ricci constate à l'occasion d'une mésaventure personnelle que ses semblables ne sont pas à même de lui apporter ce dont il aurait besoin, à savoir une compréhension qui se traduirait tout naturellement par un appui rapide. Les structures sociales ne sont pas plus aptes à résoudre des cas particuliers, et le confort mental de l'homme dit civilisé n’est pas entamé par le spectacle du dénuement de son prochain. À cet égard, on peut parler d'un aspect chrétien du Voleur de Bicyclette, puisque cet appel implicite à la fraternité condamne la sécheresse d'une société qui a laissé se tarir les sources vives de la charité.


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C'est peut-être dans la séquence de la messe des pauvres que ce processus de révélation s'accomplit de la façon la plus symptomatique. Ricci a poursuivi le complice du voleur jusque dans une église où des personnes mieux nanties ont réuni des défavorisés pour leur faire chanter des cantiques. L'ensemble artificiellement bâti par des catholiques fortunés pour rassurer leur bonne conscience est soudain perturbé par l'intrusion de quelque chose qui n'entre pas dans les catégories prévues. En troublant cette assemblée, Ricci en décèle l'inauthenticité : les prières qu'on fait dire aux humbles gens parqués sonnent faux et la communauté qu'on feint de composer est une imposture puisque le désarroi véritable ne peut s'y insérer, voué au contraire à l’exclusion. Toute analyse a malheureusement pour inconvénient de fragmenter ce qui est donné d'emblée et descend en nous d'une seule coulée. Le secret du metteur en scène (il faut bien qu'il reste quelque chose au-delà de tout ce qu'on peut détecter) est d’imposer, au moment même où s'enchaînent les incidents qui suivent l’entrée de Ricci dans l'église, un malaise aigu et complexe qui tient aux prolongements qu'imprime cette scène. C'est une fois de plus le ressenti du mauvais rêve vécu et contagieux, la lutte contre les ombres, la sensation intolérable d'un abandon sans recours et, en même temps, non plus du point de vue subjectif de Ricci mais intrinsèquement, la vision d'un monde de sépulcres blanchis. À ce moment la séquence n'existe plus seulement dans des perspectives déterminées, elle échappe à la durée et acquiert tout son coefficient d'intemporalité, l'histoire devient l'Histoire, et celle-ci à son tour transcende le périssable pour laisser voir toute sa part d'éternité.


Le sentiment d'impuissance qui marque le spectateur avec une force toujours plus accrue au long du récit est dû à la rigoureuse composition du film. Les obstacles contre lesquels se heurtent les efforts désespérés de Ricci ont trait à l’impersonnalité des institutions, à l’indifférence, à l’égoïsme, à la malveillance (le mont-de-piété, le marché aux bicyclettes, la Piazza Vittorio, les séminaristes allemands, la trattoria, la maison close, le quartier du jeune voyou), voire au mensonge (la voyante). De Sica ne cesse de travestir ces décors, de les enfler quand ils sont minces, de les élaguer quand ils sont imposants. Une séance de syndicat est filmée comme une pantalonnade et une répétition de cabaret comme un étripage. Lorsque le protagoniste se décide à voler à son tour un vélo, il le fait devant un stade : on entend la rumeur d'une population invisible, enfermée dans l'ovale de l’enceinte comme dans un cocon et criant sa joie de s'appartenir. Son forfait commis, Ricci est presque aussitôt rattrapé, conspué, mais par pitié on le laisse finalement partir. Englouti par l'indifférence universelle, il s’enfonce dans la foule et dans la nuit, double océan qui semble l’envelopper et annihiler toute volonté de défense. La teinte étouffée de cette conclusion souligne à la fois la non-résistance de la victime et la sourde puissance de ce qui l'entoure. Arrivé à ce paroxysme de honte et d'humiliation, le dénouement ne peut consister que dans une réconciliation, celle de Ricci avec son fils — ce petit garçon qui est à la fois son âme et sa plaie. Séchant ses larmes tandis que le voleur malgré lui tente vainement de retenir les siennes, Bruno glisse sa main dans celle de son père et, d’un simple geste, absout celui-ci. Manifestation bouleversante de sa présence compréhensive et de la confiance qu’il lui octroie malgré tout. À cet instant, Bruno découvre le mélange, en chaque être humain, de grandeur et de faiblesse. Capté par la caméra comme s’il naissait tout à coup, cet élan sublime fait basculer de la solitude à la solidarité. Il ne faut pas chercher une vue de l’esprit dans ce qui n’est que rêverie d’un cœur aimant et que meurtrit la puissance de cet amour. La compassion à fleur de peau du cinéaste italien se cristallise dans l'effusion, comme celle de Chaplin avec lequel il partage un sens de la révolte qui le conduit à délivrer des messages d'un humanisme total, mais où affleure chez lui une désespérance de sceptique. "J’ai souffert, disait De Sica, pour cette raison, j’aime ceux qui souffrent."


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Il est de l’essence de l’élégie de s'exprimer sur le mode mineur. Toute résonance trop cuivrée en altérerait la qualité. Elle est le contraire de l'épopée à tous les égards et dit sur un mode plaintif les défaites de la créature. La tristesse du film pénètre non pas à la façon des glaives qui éclairent la nuit de l'univers tragique, mais comme une blessure plus insidieuse qui n'en finit pas de saigner. Et surtout la tendresse crispée qui flotte autour d'elle n’est pas inspirée par une aventure d'ordre personnel et sentimental mais par une sorte de participation privilégiée à la misère d'autrui. Comme Virgile, De Sica a des larmes pour la vérité, et ce n'est pas la moindre nouveauté de son œuvre que cette déploration qui ignore la carte du Tendre et réserve son affection pour ce qui ne provoque généralement que l'indifférence. Le mot qui revient le plus souvent — et le plus justement — à son égard est "poignant" : il exprime tout ce qu'il contient d’affliction concentrée, menée à l'extrême pointe de l'éclatement et arrêtée à ce seuil, en une sorte de suspense intime d'une déchirante intensité. Le dépouillement même de la forme (montage très discret, refus de cadrages et d'angles de prises de vue extraordinaires, rareté des gros plans, absence apparente de caractérisation esthétique) confère à l'intrigue une nudité interne qui en fait déjà, avant Umberto D., un véritable exercice spirituel. L’objectivité du film n’a rien de celle d’un Dziga Vertov ou du Ciné-œil. C’est grâce à la simplicité admirable du style que l’évènement sort de la chrysalide de l’anecdote pour exister avec son authenticité fondamentale. Le réel, loin de s’offrir dans l’impureté de ses premières couches où le détritus se mêle aux coulées profondes, présente ici une qualité exceptionnelle de transparence. Pour De Sica il s'agit de rendre le quotidien lisible, d'en exprimer l'essence comme on exprime l'essence d'un végétal. Son attitude face à l'existence se caractérise principalement par un refus de la convention, du poncif, de tous les sous-produits du romanesque qui alimentent la production cinématographique de son époque. À ces diverses modalités d'avortement, le film oppose une réalité qui ne cesse d’être significative sans rien perdre de sa vraisemblance. C’est cette combinaison de rigueur dialectique et de fidélité au réel qui en a fait l’un des plus grands classiques de l’écran. L’expression accède ainsi à toute sa puissance de sollicitude, de concentration, de recueillement. La perfection du Voleur de Bicyclette tient à ce que la densité humaine et la consistance sociale de l'histoire se maintiennent à leur plus haut degré au moment même où elles s'ouvrent sur la formulation très personnelle d'une conscience vulnérable et angoissée. Peu de films auront atteint la miraculeuse sincérité de ce cinéma vivant, simple et clair.


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le 4 juil. 2012

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Thaddeus

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