Ce cordonnier mériterait tellement d'être mieux chaussé
Le Voleur et le Cordonnier fut un chantier pas possible. Démarré en 1962 et terminé dans les années 90 (!), il connut plusieurs versions non voulues (et aujourd'hui introuvables) par son réalisateur, Richard Williams. Des scènes enlevées, des scènes rajoutées, un personnage initialement muet qui se met à nous donner ses pensées par voix-off alors que la mise en scène suffit très largement à comprendre ce qu'il a en tête, le rendant pénible... C'est un bazar monstre pour parler de ce film. J'évoquerai la version que j'ai vue, la Recobbled Cut faite par des fans qui est sensée reproduire la travail original, tel qu'il était pensé. Cela inclut des brouillons de scènes qui n'ont pas été finalisées ni doublées, des gribouillis au crayon de papier avec le minimum d'animation. Un travail qui ne fut donc pas fini et qui n'existe nulle part ailleurs que sur Internet. Triste perte pour une telle pépite.
Dès les premières images, vous allez vous dire "Eh, mais c'est quoi ce plagiat d'Aladdin ?". L'ambiance des 1001 Nuits, l'humble personnage qui va vivre une histoire d'amour avec une princesse, le vizir sournois (joué par Vincent Price, excusez du peu) à la peau de la même couleur bleue qu'un certain Génie, le sultan débonnaire, les décors, les péripéties farfelues... Tout y est. Il faut quand même rappeler que la conception du film a commencé dans les années 60 et que diverses personnes ayant bossé dessus ont rejoint Disney pour travailler sur Aladdin. Tout de suite, ça remet les choses en perspective. Il faut aussi oublier les nombreux passages non finis de cette version (il paraît que les autres sont un massacre). Alors, qu'y a-t-il à manger ?
Le scénario est simpliste, c'est un prétexte pour une successions d'aventures. Les dialogues sont peu nombreux, on aura surtout droit à Vincent Price qui est toujours aussi bon. Ce sont donc des gags visuels qui nous attendent et de ce point de vue, c'est vraiment réussi. On a beaucoup de jeux sur la perspective, à la limite des illusions d'optique. Les sols en damier prennent des formes incongrues, nous déstabilisent, se mélangent, tournent comme des kaléidoscopes. C'est un festival d'images audacieuses mais maîtrisées, qui servent de belles course-poursuites et autres situations dantesques. C'est un rythme effréné qui nous conduit d'un palais psychotique à un terrible champ de bataille final en passant par le désert. Le cordonnier nous exprime ses émotions uniquement (mais avec efficacité) par le biais des deux clous qu'il tient dans sa bouche et qu'il fait bouger comme un orifice de substitution. Le voleur se met dans des situations invraisemblables pour commettre ses larcins et se montre très drôle (dire qu'il y a une version où il se sent obligé de parler pour dire "Tiens, et si j'allais voler ces bijoux ?"...). L'imagination du réalisateur ne s'arrête jamais et culmine dans un finale aux airs de chute de dominos sans fin. C'est un passage un peu trop long, on aurait aimé que Williams sache s'arrêter à temps, mais on a droit à une suite de relations de cause à effet marrante et bien menée.
On sort un peu épuisé de ce The Thief and the Cobbler, mais ravi de redevenir un gamin qui peut se satisfaire d'un contenu à la fois aussi simple et aussi généreux qui se renouvelle sans cesse. Pas d'histoire compliquée, pas de drame inutile en milieu d'histoire, juste le plaisir d'avoir un beau spectacle.
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