Le dernier film de Sébastien Betbeder est l’aboutissement (mais j’ai envie de croire que le film est une étape, et que l’on retrouvera les personnages un jour) d’une démarche de cinéma passionnante, démontrant que cet art n’est en rien figé, toujours mobile, vivant, malléable, en permanente évolution.
Ce projet exaltant à long terme démarre d’une rencontre entre deux amis trentenaires Thomas et Thomas et deux groenlandais Ole et Adam venus découvrir la France.
Ce socle à la fois fictionnel et documentaire est capté dans le moyen métrage Inupiluk et va engendrer la mise en œuvre d’une aventure cinématographique et humaine assez folle dans laquelle la fiction s’imbrique totalement au réel. Les deux Thomas iront à leur tour rendre visite à Ole et Adam au Groenland. Porté plus que jamais par la sensation d’un film en train de se faire (le projet pourrait tout aussi s’interrompre, échouer à n’importe quel moment), on suivait les préparatifs de ce voyage dans le second moyen métrage Le Film que nous tournerons au Groenland.
Et finalement le film relatant ce voyage aboutit 2 ans après, et on le découvre avec la même excitation que l’on peut ressentir en feuillant un carnet de voyage, d’un voyage que l’on suivait depuis sa germination, sans connaitre les péripéties à venir sur la page suivante.
On retrouve donc les deux Thomas au Groenland, à la rencontre du père de l’un des deux, et plongés dans un monde inconnu.
D’une manière générale ce film est aussi, peut-être, l’aboutissement, en tout cas la continuité, de l’œuvre que dessine le cinéaste depuis le début.
Aboutissement, car mis en scène sous une forme encore plus pure, d’une réflexion sur l’homme trentenaire aujourd’hui. Ses errances sentimentales, professionnelles, ses liens familiaux et amicaux, ses doutes, ses peurs, ses envies d’aventure, et sa mélancolie. Sébastien Betbeder filme des jeunes naufragés, le bagage à la main, instables, en instance permanente de départ.
Et ici quoi de plus beau et symbolique que de perdre littéralement ses personnages au milieu de rien, d’une immense étendue blanche, d’une page blanche où tout reste à écrire.
Cette notion d’isolement et de fuite (on pense toujours aux parenthèses aventureuses et enchantées de Jacques Rozier) était déjà présente dans les films précédents, où les personnages se retrouvaient isolés du monde dans un parc la nuit (je suis une ville endormie) ou sur une petite île (Marie et les naufragés) mais elle n’a jamais été aussi marquée que dans ce dernier film.
Une idée qui pourrait rapprocher le film du Gerry de Gus Van Sant, mais une filiation très lointaine. L’approche de Sébastien Betbeder, très différente sur le plan formel, est bien plus fantaisiste que métaphysique. Dans une veine de cinéma mumblecore, le cinéaste est continuellement à l’intersection entre un comique burlesque, potache (le film est souvent hilarant) et un ton beaucoup plus mélancolique. Cette variation de ton, l’alternance de sentiments, est parfaitement relayée par la superbe musique composée par Minizza qui rappelle les mélodies que composaient Pierre Bachelet, Vladimir Cosma ou François de Roubaix dans les années 70.
La forme du film est un mélange entre la bande dessinée et le documentaire ethnologique.
Ou plutôt, les deux thomas sont quasiment dessinés comme deux personnages extraits de planches (il y a un côté Hergé) et perdus dans un cadre très réaliste et documenté. Très documenté car le décor de ce petit village du Groenland n’est justement pas un simple décor. Le cinéaste le filme concrètement, ce n’est jamais un simple prétexte scénaristique, il montre la vie qui s’y déroule, telle que lui l’a vu se dérouler. Ce qui est bien, et qui poursuite l’idée du film en train de se faire, c’est que le spectateur est au même niveau que le réalisateur et les personnages. Avec cette sensation de découvrir les choses en même temps, ce qui renforce l’idée d’hésitations, de flottement, de questionnements sur ce mode de vie, les relations avec ces habitants, les coutumes. Cet aspect ethnologique s’infuse délicatement, il n’y a jamais un regard supérieur de l’auteur sur ce qu’il saisit, ni moralisateur, ni démonstratif. Il n’y pas cette idée de dire, voilà comme vivent les gens là-bas, ce qu’ils veulent, ce qu’ils font,… Mais plutôt, voilà ce que nous avons vus lors de notre voyage et les rencontres que nous avons faites.
Sébastien Betbeder filme avec une très grande humilité et simplicité, il s’en dégage quelque chose de cotonneux, de très doux, avec un amour sincère porté à chaque personnage, principal ou secondaire.
Jamais aucun gros trait d’écriture, juste des détails, des petits choses que l’on écrit, efface ou réécrit au crayon gris.
Ca me parle infiniment et je trouve ça magnifique.