Pilleur de l'imaginaire, le magicien Georges Méliès, s'il est l'inventeur du spectacle au cinéma, a gagné ce sens sur les planches du théâtre. Le Voyage dans la Lune adapte Jules Verne en tableaux surpeuplés pour
un petit quart d'heure d'envoûtement
sans autres prétentions que celles du divertissement et de l'émerveillement. Et le bonhomme met le paquet pour emmener le spectateur en féerie.
Il y a ceci de fascinant chez le prestidigitateur français qu'il est capable dès les premières tentatives du cinéma de fiction de développer ses narrations au-delà des très courts formats comiques ou paysagers qui sont l'offre générale. Son ambition théâtrale mêlée à ses fermes intentions d'expérimenter, de triturer, de manipuler la pellicule l'amène à envisager la captation de longs tableaux composés et foisonnants pour inclure ses petits numéros au cadre, même approximatif, d'une réelle histoire. Son expérience de la scène le convainc qu'il est nécessaire, plus que de fasciner, de captiver son audience. À travers ces quelques minutes denses, le jeune cinéaste réussit son pari : dès le premier tableau à l'Académie des Sciences,
la vie bruisse sous le silence de la pellicule
et les enjeux sont posés, fous autant que fantastiques. La suite ne lâche pas le rythme et le voyage est entraînant. Captivant. Si captivant que les défauts disparaissent malgré la faiblesse du scénario : c'est bien l'émerveillement qui tient le spectateur captif d'un spectacle inattendu aux élans de rêve.
Le foisonnement des idées ne se limite pas aux décors ni aux costumes – théâtre riche et chic d'une fantastique diversité formelle – mais s'étend
au sens du rythme et du montage avec une fluidité bluffante :
le voyage file en un éclair autant dans les petits rebondissements – la rencontre avec les sélénites – que dans le passage presque panoramique d'un plan à l'autre, de l'embarquement des barbons au lancement de la capsule. Alors certes, Georges Méliès y fait le clown, y gesticule à l'outrance au milieu de chorégraphies séduisantes et d'aventures héroïques, certes il se donne le ridicule d'un improbable super-héros capable d'anéantir les autochtones d'un coup de parapluie, certes il finit même par y cautionner l'exposition raciale de la différence dans un dernier tableau grotesque, mais la magie opère et le voyage est ravissant, au sens littéral : le spectateur est enlevé, emmené en rêverie fantastique le temps d'une aventure extraordinaire.
Il est probablement important de constater que c'est très certainement cette liberté de création, sans limite, qui a permis au génie de tant explorer et de tant inventer. Le Voyage dans la Lune – 1902 ! – compile dès l'aube d'un cinéma spectacle les multiples trouvailles du technicien à l'œuvre, et c'est bien la raison qui lui vaut renommée, c'est bien la forme qui fascine encore plus d'un siècle d'innovations plus tard. Ce génie né de l'innocence avide d'amusements et d'émerveillement, et
l'infinie liberté créative sans entrave
qui habitent Georges Méliès, premier grand réalisateur de la grande Histoire du Cinématographe, placent définitivement ce petit bijou de pellicule au rang des classiques incontournables.