Je ne connaissais pas l’histoire de la berlinoise Leni Riefenstahl, personnage singulier qui a fait de sa vie une œuvre, trouble et limpide à la fois. Une vie qu’elle a manœuvrée le plus longtemps possible (101 ans), traversant l’entièreté du XXe siècle dont elle est devenue l’une de ses figures d’envergure. Une femme qui a défendu des valeurs aussi exemplaires que contestables, dans leur mise en application.
Deux mots peuvent peut-être résumer son itinéraire : travail et beauté. Elle-même, aux journalistes, privilégie : travail et paix, alors que son apogée, elle la doit à la guerre et à ses compromissions avec les nazis : « La cinéaste d’Hitler » se rappelle la conscience populaire.
Leni Riefenstahl, à qui je trouve un faux air de Virginie Ledoyen (quelque chose de magnétique dans le regard), ajuste sa vie, romanesque, au gré des circonstances, elle ne fait rien d’autre qu’un travail d’écrivain, qui sur le métier, se hâte prestement de remettre son ouvrage, vingt, cent fois, jamais découragée. Elle est sa meilleure hagiographe.
Sa personnalité artistique s’affirme dès l’enfance, en danseuse qui décape le classique, inventant des pas d’une liberté totale sur Chopin ou Schubert. Elle se révèle libre d’emblée, une liberté façonnée pour s’extraire des affres d’un père toxique, avec la complicité d’une mère qui voit en sa fille une manière d’accomplir ses rêves déchus. Si Riefenstahl ne nie pas les envolées maltraitantes paternelles aux premiers journalistes qui l’interrogent, plus tard elle renversera ses mêmes anecdotes pour révéler une autre facette du père : celle du mentor. Est-ce en bravant un patriarche tumultueux qu’elle s’érige définitivement rebelle ?
C’est elle qui domine dans un monde d'hommes: elle dicte les choses, elle agit à sa manière, égoïste et autocentrée : amante multiple qui le revendique, productrice de ses propres spectacles, actrice qui s’impose dans les premiers rôles d’un cinéma sportif qui fait l’époque : « La Montagne sacrée », « La Lumière bleue », réalisatrice, monteuse acérée, photographe sûre, plongeuse athlétique, écrivaine. Bravache, audacieuse, entrepreneure, toujours dans l’élan de l'action : Léni Riefenstahl apprend en faisant. Elle est son meilleur coach.
Comment monter un film, comment escalader une montagne. Le travail est son identité, c’est indiscutable. Quant au beau, il constitue le fil d’Ariane de ses jours et de ses nuits. C’est ce culte des corps aux origines grecques qui fait d’elle « La cinéaste d’Hitler ». Elle réalise « Les Dieux du stade » et d’autres documentaires de propagande nazie. Sur le plateau du film officiel des Jeux olympiques, elle tyrannise l’acteur principal au point que celui-ci finira ses jours, interné en asile d’aliénés. Sur « Tiefland », elle recrute ses jeunes figurants dans des camps de Tsiganes et de Roms, lesquels seront conduits en camps de concentration une fois la fiction achevée. Elle adopte l’idéologie nazie : un corps sain, aryen, blond, sans infirmité ni handicap, sans aucune différence. Elle-même s’entretient, ajuste l’axe de la lumière avant d’accepter une interview. On la découvre redoutable oratrice, tournant et retournant les arguments en sa faveur pour convaincre les téléspectateurs: C’est Hitler qui a exigé d’elle son travail, elle ne l’a jamais fréquenté, elle ignorait tout, des camps, des déportations et du gazage de Juifs, qu’elle dénonce face caméra.
Jusqu’au crépuscule, jusqu’à ses ultimes interviews, elle persiste à nier toute accointance avec le nazisme, même lorsque les témoignages, les photographies, les documents officiels prouvent l’inverse. Les dix dernières années de sa vie, elle les consacre à écrire et réécrire ses mémoires, nuançant, révisant les détails, définissant avec soin ce qu’elle décide de son vivant d’attester, pour la représenter dans le futur. Leni Riefenstahl est une femme d’image, une femme du XXIe siècle, peut-être même des suivants.
Ses dernières années, elle les passe avec un compagnon de 40 ans plus jeune qui lui est tout acquis. Ensemble, pour fuir les réquisitoires et les assignations en justice qu'elle intente à ses accusateurs, pour oublier les emprisonnements et les réhabilitations, c’est au Soudan qu’ils s’installent, au volant d'un combi Volkswagen jaune, au cœur des Noubas, une tribu qui exerce sur elle, son pouvoir d'attraction : des corps musclés et vigoureux, noirs, comme l’était celui de Jesse Owens qu’elle a contribué à rendre légendaire. Elle publie un beau-libre. Créatrice opportuniste insatiable.
Lucide, elle affirme qu’elle aurait préféré que sa carrière s’arrête à son apogée. En vrai, Léni Riefenstahl était une féministe, une révolutionnaire, une influenceuse, une directrice marketing, jusqu'au boutiste, au service de l’Art. Que le Führer et ses bras armés (Goebbels qui l’a assaillie de sa fougue en vain), n’ont fait que contribuer à mythifier.
Au fond, peut-être est-ce elle, Leni Riefenstahl qui a manipulé les uns et les autres au service de L’Art. Voilà que j’en viens moi-même à douter, à me convaincre de la dédouaner du Mal et du mensonge, je l’exempte et je la crois quand elle répète : « Où est ma faute ? ». Parce que son héritage est fascinant et unique et pour cela, je ne parviens même pas à me maudire.