De joie j’ai crié (enfin j’aurais voulu crier, crier "Ah Lean"… si guyness ne m’avait pas coupé dans mon élan)... lorsqu’un matin le colis tant attendu me fut remis par le facteur, si peu conscient du trésor qu’il renfermait : le coffret David Lean chez Carlotta, intitulé "Les premiers chefs d’œuvre" et contenant entre autres ce film daté de 1949, "Les amants passionnés".
Il faut d’abord rétablir une vérité : les "Amants passionnés" est très éloigné, sur la forme et sur le fond, de "Brève rencontre", son illustre prédécesseur. Et même si l’argument proposé semble être le même, les deux films sont très différents. La perspective est au départ il est vrai assez trompeuse et l'on imagine une trajectoire faite d’éloignement, d’une distance empêchant les amants de se retrouver (mais au final il revient, elle est là, tout est beau, la larme coule et les violons triomphent) ; ce sera en fait tout le contraire. Quelques signes au début nous avertissent qu’on est déjà quand même un peu trop dans le béat (l’héroïne s’envole pour des vacances en Suisse, le soleil brille, elle pense à son amoureux – on ignore alors de qui il s’agit – et l’hôtel s’appelle "Hôtel Splendide" !). Il faut donc une mise à distance et c’est ce que fait Lean, dans une construction complexe et fluide à la fois, multipliant les traversées de temps au gré de l’exploration des visages (dans laquelle il est passé maître) ; en l’occurrence celui d’Ann Todd, blonde hitchcockienne dont les qualités prêtent idéalement à l'exercice : rêveuse, avec une bouche pincée accentuant par l'expression d'un apparent mépris sa beauté froide, en même temps capable de jouer la jeune fille naïve et passionnée.
C’est à travers pas moins de trois flash-back, imbriqués les uns dans les autres, que Lean établira cette construction pour décrire la relation au cours du temps entre Ann Todd et Trevor Howard. On s’y perd sans se perdre grâce à un fil narratif très maîtrisé qui présente toute l’affaire comme le retour d’une passion ancienne, ravivée grâce au séjour idyllique susmentionné.
Outre la démonstration formelle dont ces jeux temporels sont l’occasion (scène du réveillon), il y a aussi quelque chose d’un rapport au romantique et au cliché qui s’y trouve extraordinairement exposé. C’est une idée de ténuité qui pourrait résumer cela. Ténu dans le sens de délié et de peu consistant. Délié comme un mouvement, léger, aérien (celui du vent dans le feuillage dont les ombres se reflètent sur le visage de Todd et semblent ainsi le caresser), inconsistant comme son amour (elle dira "mon amour ne vaut pas grand-chose"). La romance c’est fondamentalement le cliché, la rêverie. Une scène d'ascension dans les sommets le montre : Todd, la tête dans les nuages (littéralement ), réinvente dans un flash toute la situation pour la faire correspondre au décor de carte postale. La romance se passe dans sa tête, elle rêve qu’elle est amoureuse, mais son désir est essentiellement un rêve.
Ce que montre Lean à ce moment se nourrit du paysage, mais justement à rebours du cliché. On voit à moment donné deux cabines téléphériques qui se croisent au-dessus du vide, devant le panorama écrasant des montagnes encerclées par les nuages, et on comprend que les deux personnages sont complètement dans cette image : ils se croisent en effet dans le temps mais leur romance, face à ce temps, est tout à fait fugace, inconsistante, et chacun suit sa route (elle lui dira significativement dans la cabine "C’est curieux, tu ressembles à un fantôme").
Il faudrait encore souligner l’ambivalence de ce "motif" de ténuité qui correspond aussi à la grâce de moments et d'états de communication ou d’invocation (c’est la pensée qui les occupe l’un de l’autre qui les réunit au début), états qui paraissent d’autant plus magiques qu’ils associent dans la construction de Lean expressions poétiques (les traversées de temps à travers les fondus) et une perception "cynique" de la réalité et de son ordre, réalité devant laquelle toutes les promesses d’amour éternel ne valent pas grand chose.
Il y a là je trouve plus qu’une atténuation du romantisme, une âpreté qui se nourrit des scènes très hitchcockiennes avec Claude Rains (scènes des "tickets" et des "jumelles"). Mais contrairement à ce qui se passe chez Hitchcock, Lean va au-delà du suspense et ce qu'il fait est presque d'un certain côté pré-kubrickien. On retrouve ce ton dans la scène où Rains se rend au théâtre pour constater que Todd et Howard n’y sont pas, mais surtout dans la confrontation qui a lieu plus tard dans le bureau de Rains. Scène d’une grande force dans laquelle il y a une sorte de cynisme ou de cruauté venant du retournement qui s’y opère, et qui se manifeste avant les mots d'abord sur les traits d’Howard, alors que la pluie à l’extérieur commence à tomber et que le vent s’engouffre par la fenêtre, faisant voler les feuilles de papier étalées sur le bureau. Cette idée kubrickienne qu'on pourrait résumer comme une prévalence assumée du faux sur le vrai (dans sa modalité hitchcockienne c’est le soupçon qui naît de l’indice visuel, l'apparence qui induit en erreur, etc.), on la retrouvera inversée dans le final (le réel rattrapant par le col le phantasme pour en stopper la course mortifère).
Pour terminer (et prendre ainsi ma revanche sur guyness), je compléterai ce tableau, déjà quelque peu noirci, de l’âme du cinéaste par une perspective que peu d’exégètes auront sans doute relevée. En effet, la mort du garçonnet accompagnant Lawrence dans la tempête de sable (Farraj me semble-t-il) ne répond à aucune nécessité : c'est un pur et simple meurtre scénaristique. Maintenant qu’on sait qu'il n’était pas le romantique qu’on croyait, on peut donc le dire : Lean, au vent, tuera.