LE VENT DE LA NUIT


Pour une nuit, Paris s’embrase. Dans l’enfer anthracite se détachent puis disparaissent de blanches et grises silhouettes furieuses, chargées de pioches, de grilles, de pavés. Les ombres courent, lancent, frappent, hurlent, rampent. Des clameurs montent, des détonations fendent l’air, des gaillards casqués, masqués, visages noircis à la suie de l’Histoire renversent des voitures, les brûlent, construisent des barricades de fortune. Paysage pré-apocalyptique, Mad Max parisien en devenir, objets du quotidien faits armes… Et puis, soudain, la charge. Le flot caparaçonné des matraques fend l’obscurité, glapit, frappe, poursuit. François (Louis Garrel, éblouissant dans les ténèbres), échantillon d’époque, dix-huit/vingt piges, face charbonneuse, se carapate dans les ruelles en courbe, se faufile sous un porche, halète de peur, avale les étages, confie sa pétoche à une porte verrouillée. "C’est vous qui brûlez nos voitures?" L’ensangloté acquiesce. "Il fallait y penser avant…". Alors il faut ouvrir la fenêtre, s’escamoter au dos d’une cheminée, laisser filer le bruit des bottes et le danger des torches. Puis sorguer sur les toits.


Ce chef-d’œuvre hors d’haleine existe. Il réside au 68 de la rue Garrel. Son auteur l’a baptisé Les Espérances de feu. Il est parcouru de fulgurances plastiques soufflantes, de Radeaux de la Méduse soixante-huitards, de Floréal révolutionnaire fantasmé. Il s’achèvera bien après l’aurore, quand la sauvage innocence sera tout à fait sortie de la liberté de la nuit pour regagner ses pénates, rêver la révolution prolétaire malgré le prolétariat, sur les cendres d’une insurrection avortée. Qui dans un bain chaud, qui au fond d’un lit douillet bordé par maman, qui autour d’une table sous l’œil malicieux du grand-père (Maurice Garrel, beau à pleurer). On ramasse les godillots terreux sur le tapis, on lave le bistre à la frimousse. Qu’est-ce qu’il reste ? Une poignée de jeunes gens, hier enthousiastes, reniflant l’odeur du Molotov dans leurs paumes blanches et lisses, pansant aujourd’hui leurs doigts endoloris, fatigués. Une nuit d’usure a suffi. Ces Espérances ouvrent Les Amants réguliers. Littéralement. A partir de cette déchirure (il reste alors plus de deux heures de film), une fois les espoirs fusillés, tout devient hébété, las, accablé. Horizontal. Il faudra s’allonger pour recoudre cette cicatrice intérieure, cette plaie ouverte sur elle-même. Troquer les tonnes de shit contre les étendues opiacées. Dormir, s'étirer, rêver d’ailleurs, d’autres films, d’autres fins, d’autres issues, d’autres pertes. Attendre que ça vienne. Attendre, oui, que "des mouvements se forment", qu’une bifurcation du récit nous entraîne sur les pas d’un autre, des autres, ou du couple en titre.


Forcément, dès lors, rien n’a la même saveur. Il faut fouiller pour que le sublime, à nouveau, rejaillisse, par à-coups. Dans la danse, peut-être, qu’on gigote d’un bout à l’autre du cadre, comme auparavant on y jetait les pavés, sur un Vegas anachronique, qui interroge, logique: "Next time tomorrow / Where will we be?". Dans la peinture, dans la sculpture, pourquoi pas, qu’on fignole en suant, pour n’en récolter qu’un "Je l’achète" de mécène. Dans la poésie, sans doute, qu’on griffonne en autiste, sans prendre garde au feu qui menace, dont on peut prétendre n’avoir plus grand chose à faire, mais qu’on susurre quand même aux coins des lits idéaux, tantôt avec l’amour de sa vie (Clotilde Hesme, révélée sous les sunlights), tantôt en mâchonnant son dross du pauvre. A même les corps, en dernière extrémité, qu’on pisse aux pieds de la vierge, qu’on soit fouillé-palpé les mains contre le mur, qu’on dévoile un sexe hors-champ ou qu’on trace ses propres balafres au crayon noir d’amour. Tout cela pour ne constater, au final, que "la solitude qu’il y a dans le cœur de chaque homme". Les sorties possibles se font donc en solo et par le haut. Les uns partent, laissent les autres couchés sur leur malheur, au sommeil des justes ou à leur "connerie" assomptionniste – chacun choisira. Entre-temps auront filé trois heures de creux et de pleins, essentielles bien qu’imparfaites, aux elliptiques intermittences prodigieuses. Comme si, sur ce temps, une révolution avait bien eu lieu, malgré tout.

SOFTWALKER
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le 10 déc. 2018

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