On a tous eu cet ami plus fort, plus courageux, plus intelligent. On a tous connu cette envie de ressembler à quelqu'un, parce qu'il représentait un opposé et un objectif ; on a ressenti de la jalousie ou de l'admiration, un attrait irrépressible pour cet autre qui nous fait miroiter celui que l'on pourrait être. D'après Bourdieu père le geste est condamné par avance : l'habitus tôt ou tard renvoie l'être aimanté à sa propre condition, le laissant prisonnier de cette attraction le temps qu'elle dure, l'enfermant dans un tourment qui ne peut se solder que par une certaine forme de résignation, ou bien par la perte de soi. Bourdieu fils récupère le concept et l'intègre au sein d'une classe sociale unique. Le thème est plus mordant, inquiétant, dans le sens où l'inégalité persistera même là où elle ne le devrait pas. L'homme peut y déployer son amitié comme on tend un piège, utiliser le prestige social comme appât pour parvenir à ses propres fins. Derrière sa façade sorbonnarde et bourgeoise le film dresse le portrait d'une lutte animale. Bien sûr, on n'en vient jamais à l'attaque physique ; le plus gros passera par des regards, des phrases bien tournées, un mal verbal brillamment dialogué et toujours dans le politiquement correct que se doivent de conserver les personnages. Celui joué par Thibault Vinçon, vecteur de cette amitié maléfique, est passionnant car au-delà de la fascination qu'il exerce se devine chez lui l'absence de classe : on a affaire à un mal égotique mais vide, on comprend que derrière le besoin de susciter l'admiration se cache, simplement, celui de se convaincre de sa propre appartenance à un groupe. A certains instants le film donne le vertige, comme si Bourdieu fils dressait le portrait de la difficulté de succéder au père, comme si on touchait à quelque chose d'intime et non plus théorique.
En montrant la perte de ces personnages brillants qui s'acharnent à suivre un faux prophète, le réalisateur réussit à montrer par des plans toujours sages, mesurés, une vérité qui secoue : c'est à la fois très négatif quand on les voit s'abîmer un à un et surtout très beau quand chacun à leur tour les victimes parviennent, dignement, à prendre le dessus sur leur tortionnaire. Quand tombent les masques, la libération est palpable autant que cette certitude un peu triste qu'on ne pourra au mieux que mimer ce reflet qu'on idéalise. Chacun reste à sa place et rougit de la honte d'avoir rêvé la quitter ; le mirage s'estompe littéralement, et retombe une drôle de réalité où il faut se contenter d'être ce qu'on est. Le message est rebattu, s'est déjà payé toutes les sensibilités possibles (récemment Lasse Hallström, Abdellatif Kechiche) et on pourrait avoir peur de la redondance mais c'est précisément cette mise en scène un peu feutrée, tiède, parfaitement en phase avec l'ambiance studieuse se dégageant des décors et des personnages qui donne au film son identité. Le climat de bibliothèque est contagieux, donne du poids au propos, les failles de ces hommes éduqués mais un peu lâches n'apparaissent jamais aussi bien qu'au milieu d'un amphithéâtre ou entre deux étagères croulant sous les livres poussiéreux. Bourdieu délivre autant une histoire qu'une étude de moeurs, les mots au centre de son récit sont sur des pages, dans des lettres, à l'écran aussi, ils assurent toujours une érudition tranquille. Restez dans votre boîte, nous demande-t-on : pourtant on nous encourage quand même à tenter quelques pas dehors, histoire de grandir un peu, comme ces étudiants dopés à l'égo qui trouvent au bout du tunnel une paix étonnament apaisante. Le prédateur, lui, est condamné : sans manichéisme, avec la force d'une argumentation patiemment construite et grâcieusement vulgarisée, il est l'image fantasmée d'un ami mais aussi d'un amant, d'un fils, d'un père, d'un frère, et bien sûr de soi. Beau frisson final.
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