On dirait un vieux conte. Une fable exhumée d’un recueil laissé trop longtemps à la poussière et à l’oubli, et qu’on pourrait résumer comme ça : sur une île presque oubliée de la côte ouest d’Irlande, en ce mois d’avril 1923, deux amis de longue date en viennent à se chercher querelle quand l’un, Colm, décide du jour au lendemain de ne plus parler à l’autre, Pádraic, invoquant le fait qu’il le trouve "creux" et l’envie de ne plus avoir à perdre son temps, devenu précieux à son âge, à écouter ses babillages pour pouvoir, à la place, se consacrer à la pratique du violon. Voilà donc l’île en émoi, incrédule face à telle décision, d’autant que Colm se braque et s’entête, menaçant à l’avenir de se couper un doigt à chaque fois que Pádraic, interdit et impuissant, se hasarderait à venir lui parler.
Martin McDonagh, à travers le récit de cette brouille absurde, que n’auraient pas reniée Beckett, Sarraute ou Topor, entre deux amis qui ne se comprennent plus, dresse le portrait, à la fois acerbe et émouvant, d’un microcosme insulaire où les relations et les existences semblent résumer à elles seules une sorte de condition humaine, évidemment bouffonne et tragique. Condition où s’agrège et se révèle les vies recluses, les vies ratées, les vies brisées, les jalousies, les croyances, les espoirs, les guerres (la guerre civile irlandaise fait rage le long des rives, au loin), la vie qui continue et la mort qui s’immisce, imminente, et que la banshee, créature féminine de la mythologie irlandaise (ici c’est une vieille villageoise que tout le monde paraît fuir), vient annoncer par un présage ou par un cri.
C’est aussi un autre rapport au monde qui se dessine via la détermination, impérieuse, de Colm à l’appréhender désormais à sa façon. À y percevoir de nouvelles opportunités, pour lui comme pour les autres, nichées entre le pub et l’église, la mer et ces landes balayées par les vents qui paraissent retenir en elles les âmes, les corps et les aspirations. Sujet intrigant, interprétations solides, personnages touchants et décors sauvages à la beauté saisissante, tout est là pour, pendant presque deux heures, nous troubler et nous captiver, voire nous amener à nous interroger sur ce qui constitue les fondements, peut-être trompeurs, ou illusoires, ou inconséquents, de nos propres quotidiens. McDonagh, l’air de rien, en tout cas sous des airs de vieux conte qui sent la Guinness et le coin du feu, touche à une sorte d’universalité en narrant l’infiniment intime.
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