Que se passerait-t-il si un ami de longue date ne souhaitait plus vous parler sans autre raison que la lassitude et le temps qui passe ? En partant sur ce postulat très théâtral et malgré le décor insulaire d’un îlot irlandais en pleine révolution des années 20, Les Banshees d’Inisherin démarre à la manière d’une pièce de Samuel Beckett. L’absurde en ligne de mire. Mais pas que. Paumés dans ce petit monde partagé entre le village et le pub, Padraic (Colin Farrell) et Colm (Brendan Gleeson) ne s’entendent plus, ou plutôt le dernier en question, violoniste d’occasion, s’est subitement découvert une passion obsessionnelle pour la l’instrument et la composition d’un hymne. Résultat, il ne veut plus entendre causer dans le vide son ancien comparse de beuverie qu’il juge « limité » alors que la vie est bien trop courte pour se cantonner à de telles futilités. Mais n’est-ce pas tout le propos de ce film que de regarder le monde s’ébrouer ? Car sur la côte irlandaise, juste en face, les canons tintamarrent comme autant de rappels à l’ordre d’un monde en plein chaos. Mais c’est bien l’univers de Paidric qui traverse la tempête. Invariablement « bon » et sans « méchanceté », il ne comprend pas l’attitude de son ami et il va donc s’acharner, malgré les mises en garde de sa sœur Siobhan (Kerry Condon), à reconquérir cette amitié perdue. Et cogner le jusqu’au boutisme en plein cœur. Avec ce quatrième film, Martin McDonagh (Bons Baisers de Bruge, Three Billboards) confirme qu’il est un auteur toujours aussi habile dans l’écriture décalée, avec une narration impeccable, implacable, que son expérience du théâtre alimente sans jamais phagocyter une réalisation au plus près de ses acteurs. Filmé à hauteur d’Homme (avec majuscule), ce dont il est question, le film n’hésite pas à embrasser ses thèmes sur un fond politique et humaniste assumé. La tourbe, la lumière vacillante, ces ambiances festives autour d’une pinte, enveloppe ces personnages qui aspirent aux choses les plus simples : Colm ne veut rien d’autre que jouer du violon, composer et regarder l’océan, seul avec son chien, Paidric se contente de vivre tranquillement avec ses vaches, son ânesse et une sœur passionnée de littérature qui aspire, elle, à s’extirper de ce monde en dehors du monde pour aller vivre à la grande ville parmi les livres. Au milieu des histoires. La fable est grinçante, dévorée par une forme de blues permanent où plane la mort de l’âme sans jamais se noyer dans le mortifère. Avec un sens du décalage d’où surgissent quelques fulgurances drôlatiques, Les Banshees D’Inisherin joue le spleen et la mélancolie joyeuse typiquement irlandaise, dans une allégorie qui pourra être ressentie comme une tristesse absolue lorsque l’ami un peu dérangé Dominic, interprété par Barry Keoghan, est simplement éconduit par Siobhan et qui s’achève par un laconique « There Goes That Dream » à briser les pierres. Dans ce traité grotesque de la solitude, cette bizarrerie macabre et cruel mais recouvert d’un humour noir qui explore la nature humaine avec acuité, Martin McDonagh parvient à poser sa caméra sans condescendance pour les petites gens perdues dans leurs angoisses, ni misérabilisme, ni jugement sur leurs aspirations. Et si le film tire un peu sur les cordes sensibles, il provoque assez de sentiments contradictoires pour ne jamais laisser indifférent. Sans prétendre au conte métaphysique, Les Banshees d’Inisherin est une parabole assez fascinante de notre propre regard sur le sens de la vie. Une ballade irlandaise en quelque sorte.
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