Scorsese en aurait dit que c'est resté le plus beau film en technicolor à ce jour, Coppola que c'est le seul film à voir avant de mourir et lui rend d'ailleurs hommage à de nombreuses reprises dans son très personnel Tetro. Les Chaussons Rouges, le chef d'œuvre de Powell et Pressburger, qui vient d'être restauré, fait désormais l'objet d'une ressortie en DVD.

Si son titre est emprunté à un conte d'Andersen, le film raconte cependant la vie d'un ballet se produisant à Londres, Paris et Monte Carlo. Financé par des producteurs soucieux de vendre une romance pour petites filles au sortir de la guerre, le métrage explose allègrement ce carcan pour offrir un spectacle reléguant l'amour à une expérience secondaire ; et ça n'est pas souvent. Cette histoire d'amour concerne la danseuse Victoria Page (Moira Shearer) et le compositeur Julian Craster (Marius Goring), tous deux engagés au sein du ballet de Boris Lermontov (Anton Walbrook), qui dirige sa troupe avec autorité, considérant notamment qu'une danseuse amoureuse est finie. Se pose alors pour Victoria la question du choix entre l'amour et l'exercice de son art...

Souvent mentionné lors de la sortie de Black Swan, Les Chaussons Rouges se distingue néanmoins beaucoup du film d'Aronofsky en faisant la part belle à la vie de troupe plutôt qu'au destin tragique d'une héroïne. Si Moira Shearer, dont c'était le premier film, choisie — pour ne pas dire harcelée pendant de longs mois par Powell — notamment en raison de sa chevelure rousse, apporte beaucoup de charme et de grace, la plupart des scènes clés se jouent pratiquement en son absence.
Durant des débuts au ton léger, nous visitons les coulisses avec Julian, l'autre recrue, qui cherche à trouver son employeur au milieu d'une foule d'artistes et d'artisans manifestement rendus monomaniaques par leurs passions. Jusqu'au personnage le plus radical : l'impressario de la troupe, Boris Lermontov, sorte de patriarche dictatorial dont l'exaltation, toujours contenue, et les grandes déprimes sont implacablement synchronisées à la qualité du spectacle qu'il offre. Pas difficile d'imaginer que ce personnage ait pu inspirer quelques réalisateurs depuis ...

À l'image de l'art du ballet, consistant à réaliser la symbiose de la musique et de la danse, Les Chaussons Rouges cherche à atteindre une sorte de fusion de différents talents pourtant flagrants en un pur spectacle. On cherche presque à gommer chaque exploit individuel à l'image d'une audition surprise et avortée organisée par la protectrice de Vicky souhaitant la présenter à Lermontov, mais que celui-ci refuse de voir au titre qu'une réception mondaine n'est pas un endroit digne du ballet, un art qu'il érige en religion.

L'entrée en scène sur pointes de Moira Shearer, danseuse de formation à l'instar de tous les autres rôles de danseurs d'ailleurs, est ainsi longtemps repoussé. Ce refus d'accumulation d'instants de performance n'est pas innocent et on le comprend mieux lorsqu'au milieu du film intervient la scène emblématique : la représentation des Chaussons Rouges. Un instant suspendu dans le film, de ceux qu'on ne cherche plus qu'à revivre et pendant lequel, dans un déluge de couleurs évoquant les années 60 et d'effets surréalistes à base de fondus, tout semble à la fois possible et parfait.

Lors de cette séquence, le public est ignoré et il est évident que cette chorégraphie présenterait peu d'intérêt et serait impossible à être reproduite sur une scène. Peu avant le spectacle, le décorateur regrette d'ailleurs que la salle ne puisse accueillir que trois cents spectateurs. Lermontov le rassure alors en lui affirmant que malgré ce détail, le monde entier parlerait des Chaussons Rouges le lendemain. Partout où le film de Powell et Pressburger sera distribué du moins. Et c'est là le tour de force, au ballet est ajouté l'art cinématographique pour aboutir à une sorte d'œuvre complètement gratuite, d'une créativité et d'une liberté déconcertante, une longue séquence à la fois dans le film (le ballet que joue Victoria est bien évidement à l'image de sa propre vie et c'est l'instant lors duquel, par le biais de la chose qu'elle fait le mieux, danser, elle exprime ses propres sentiments de la façon la plus juste) et hors d'un film jusque là très classique et éloigné de toutes ambitions fantastiques.

Mieux vaudrait s'arrêter là avant de trop en dévoiler sur l'histoire des Chaussons Rouges. Elle reste somme toute fort commune et ce n'est pas tellement ce qu'on retient de ces deux heures. Les Chaussons Rouges provoque de l'envie et réveille les fibres artistiques, en dépit des tragédies qui frappent finalement les destins des modèles du film... puisque les bonheurs et les malheurs, les amours et les rivalités ne résistent pas au temps, à la différence des œuvres d'art.

Boris Lermontov : Why do you want to dance ?
Victoria Page : Why do you want to live ?
Boris Lermontov : Well I don't know exactly why, but I must.
Victoria Page : That's my answer too.
Sloth
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le 23 févr. 2012

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