Alain Jessua, réalisateur des chiens en 1979, fait partie de ces cinéastes à la filmographie oubliée par «l'histoire officielle» du cinéma Français au même titre que les Yves Boisset, Jean-Pierre Mocky, Joël Seria ou bien encore Serge Leroy.
Trop étrange et pas assez identifiable pour être considéré par une partie de la critique, il fut mis à la marge du fait de la nature de ses films, que l'on pourrait ranger dans le genre de l'anticipation. Il est pourtant de ceux ayant le mieux réussi à ausculter la France de son époque, en poussant juste assez certains curseurs de notre société, pour nous les rendre dérangeants, mais jamais trop, pour ne pas tomber dans la science-fiction. Sa période faste se situe entre 1972 et 1982 avec quatre films, que sont "Traitement de choc" ; "Armageddon" ; "Les chiens" et "Paradis pour tous". Pendant ces dix années, il aura ainsi pu traiter de sujets comme le culte du corps et de la jeunesse, le besoin de reconnaissance médiatique, la dictature du bonheur et enfin, pour ce qui nous intéresse aujourd'hui, le tout sécuritaire.
Ressorti il y a bientôt un an en blu-ray/dvd dans la collection MAKE MY DAY! de Jean-Baptiste Thoret, Les Chiens est peut-être la meilleure oeuvre de son auteur. Film d'anticipation très troublant il peut évoquer par moments l'Orange mécanique de Kubrick dans son esthétique lo-fi.
Nous suivons donc Henri Ferret, médecin qui débarque à Marne la vallée, ville alors nouvellement construite. Très vite il va se rendre compte que la plupart des patients qu'il reçoit, viennent pour des morsures de chiens. Il sera alors spectateur du duel que se livre une certaine frange de la population blanche de la ville contre une autre, essentiellement noire, les premiers ne désirant pas accueillir les seconds à cause d'une peur panique de tout ce qui leur est différent. Il va alors remonter jusqu'au personnage de Morel (joué par Gérard Depardieu), sorte de gourou fournissant et dressant des chiens d'attaque pour les habitants "bourgeois" de la ville face à leurs sentiments d'insécurité.
À travers son observation, Jessua nous montre ici comment, pour faire face à ses sentiments anxiogènes, la population va devenir une sorte d'extension de ses chiens et y laisser une partie de son humanité. C'est à un véritable effet de meute que nous assistons donc en compagnie de Henri, personnage totalement spectateur du film, qui n'aura pour ainsi dire aucune influence sur les évènements de l'histoire. Cette peur de l'insécurité contamine alors les esprits, à la manière des films de Body Snatchers. Elle envahit et gangrène cette ville, au point que toute personne se mettant en travers de cette vague soit considéré comme un ennemi (voir le sort réservé au maire souhaitant réguler la présence des chiens).
Film plus que jamais actuel et reprenant les inquiétudes de l'extrême droite, les chiens s'avère être un film fascinant, de par la grande acuité de son regard et sa manière de filmer l'architecture et l'espace Français, comme rarement ils ne l'ont été, tout en géométrie et modernité. De ce parti pris formel, naît l'inquiétude et nous donnerait presque envie, à notre tour, de prendre un chien.
À travers une filmographie exigeante, mais populaire, Alain Jessua était ce que l'on peut appeler, un cinéaste du milieu, ce qui est une chose rare à l'heure actuelle où le cinéma est de plus en plus polarisé entre des films ultras auteurisant et des films à gros budgets sans aucune vision. Il fait donc du bien de voir ce genre de proposition aujourd'hui, d'autant plus que le cinéma de Jessua est devenu quasi invisible pour le grand public. Il ne faut donc pas hésiter à se ruer vers l'édition de Jean-Baptiste Thoret, dont la collection comprend également le sympathique "En toute innocence (1988)" du même auteur.