J’avais été impressionné dans Traitement de choc par l’importance du lieu, Jessua construisant son récit autour d’une thalassothérapie perdue dans une vallée déserte encerclée par des falaises en bord de mer. Il y avait quelque chose de terrifiant dans cette approche faussement accueillante et balnéaire qui masquait le repli d’une société bourgeoise, malade et autarcique. Les chiens va encore plus loin. Jessua choisit la ville nouvelle de Torcy/Marnes-la-vallée, en chantier (encore loin de son cachet Disneyland) pour en faire une microsociété amicale dans son approche publicitaire (nombreux spots télévisés à l’appui) qui cache en fait un communautarisme puant, où règnent la peur et la terreur.
Le film s’ouvre sur une multitude de plans de la ville, jamais nommée comme si elle était factice et futuriste, où se succèdent des petits immeubles blancs à l’architecture hyper géométrique, qui se ressemblent tous les uns les autres entourée par des terrains vagues, bercée par le bruit permanent des tracteurs et marteaux-piqueurs. Une ville chantier un peu glauque, où s’érige ici un immense centre commercial et là de petites collines que les jeunes traversent en moto cross. On est loin de ce qu’en trouvait Rohmer dans les années 80 (Les nuits de la pleine lune, L’ami de mon amie) qui en faisait un grand village ouvert sur Paris, idyllique et bienveillant.
Victor Lanoux incarne le médecin généraliste Henri Ferret, qui s’installe tout juste dans cette petite ville de la banlieue parisienne. Il est très vite surpris par le nombre de patients venant à lui pour soigner des morsures de chiens. En effet, sous la peur grandissante, la plupart des habitants s’équipent de chiens d’attaque pour leur protection contre diverses agressions. Le film s’ouvrait sur le viol nocturne d’une institutrice. Plus tard, un magasin est vandalisé. Les chiens sont comme des armes, ils sont pour beaucoup l’unique remède contre l’insécurité ambiante. Et qui dit insécurité dit amalgame, refuge idéal et accessible. Ainsi c’est inéluctablement cette petite communauté sénégalaise qui est visée. « Difficile de reconnaitre un noir de jour, alors de nuit » Soit l’un des crédos de cette population haineuse et raciste, qui s’attaque aussi aux jeunes, en faisant d’une pierre deux coups, tandis que le violeur est parmi l’un d’eux, petit notaire seul et sans histoire.
Les chiens est aussi un grand film politique. Elle y est présente de manière concrète, puisque l’on suit les divergences municipales à l’approche des élections, mais aussi métaphorique, puisque si le médecin s’oppose discrètement à cette lutte stérile, il se voit bientôt croiser le chemin d’un dresseur de chiens, Morel (incarné par Gérard Depardieu, incroyable, terrifiant, dans l’un de ses rôles les plus mémorables) qui souhaite récupérer, par la peur, d’une part une inflation commerciale (la demande de chiens est grandissante) et d’autre part des voix pour sa campagne électorale. Effet de groupe, dérive sécuritaire ou vengeance légitimée, le film d’Alain Jessua n’hésite pas à creuser la perversité d’une société dangereuse et malsaine, qui ne mise plus que sur l’autodéfense.
Un personnage intéressant dans le processus de transformation visant à annihiler son humanité pour ne garder que sa sève animale est incarné par Nicole Calfan, la femme violée du début, qui se laisse séduire par Henri Ferret avant de tomber dans les mailles de Morel. Une scène de dressage, absolument dantesque, enterre un peu plus son choix relationnel : Jessua cadre trois visages – Ceux de Calfan, Lanoux et Depardieu – pour en faire une montée d’ébats sexuels suggérés, où la bête mord le dresseur qui encourage la jeune femme à le mordre (Dans un amas de cris et d’aboiements hallucinants jusqu’à « l’orgasme » au ralenti) observés par un Lanoux médusé, qui ne peut que constater la déliquescence de son flirt, devenue proie d’un autre, de façon brutale, comme s’il les surprenait en train de baiser.
Il n’y a pas de héros dans les films de Jessua. Lanoux traverse le film en observateur, non pas neutre, mais passif, à l’instar d’un documentariste, qui délivre sa propre vision du monde mais sait qu’il ne pourra rien faire pour la changer. Il est assez clair que Lanoux incarne Jessua. Et si le film tente d’emprunter une résolution plus optimiste, il le fait par le biais du personnage féminin, le seul qui ait véritablement évolué pendant le film. C’est de sa résurrection humaine que le salut d’une société débarrassée de ses hommes-chiens (comme les surnomment les ouvriers noirs) dépend.
Et il y a donc Depardieu, qui incarne un gourou comme Delon l’incarnait dans Traitement de choc : Séducteur, charismatique, manipulateur, intelligent, mystérieux. Le centre de dressage ressemble finalement beaucoup au centre de thalassothérapie. Dans chaque cas, une secte qui dresse des chiens et fabrique des zombies. Il est le visage du Mal toute en puissance redoutable (il laisse parfois ses chiens s’entretuer, afin d’y récupérer le plus mordant) et vulnérabilité impénétrable, dans son amour canin absolu : Lorsqu’une chienne met bas, il semble bouleversé comme de la naissance de son propre enfant.
Les chiens est un film formidable, visionnaire et terriblement moderne, sur la régression d’une société vers le tout-sécuritaire, dans lequel les chiens ont remplacé les armes à feu. Le film n’est pas exempt de nombreux défauts formels et se révèle parfois même assez bancal dans certains parti pris pas hyper judicieux, ce qui n’atténue pourtant jamais la portée de cet ovni rare, social et politique, qui navigue aussi dans les eaux du thriller horrifico-fantastique.