15 ans sans avoir vu un film de David Cronenberg au cinéma... depuis Les Promesses de l'Ombre. 15 ans. Déjà. Et aucun des films suivants. Comme pour ne rien gâcher. Il faudra revoir ces Crimes du Futur, seul, tranquillement, à la maison, dans sa bulle, sans l'éblouissement du néon "sortie de secours" au coin de l'écran de la salle de cinéma où on l'a découvert (et qui a le don d'horripiler). En préambule, il convient de préciser que ce n'est pas un grand fanatique du père Cronenberg qui écrit ces quelques lignes. Un grand respect, une belle amourette de vacances parfois, mais jamais de pâmoison. Mais aujourd'hui, si la question de ce que l'on a pensé du "dernier Cronenberg" arrivait au détour d'une conversation mondaine, il y a de fortes chances pour que l'on parle d'entrée fracassante dans un hypothétique Top de la décennie en cours. Le temps le dira (mais comme il détruit tout...). Les émotions éprouvées ici sont proches de celles ressenties devant Road to nowhere, Noce blanche, Le syndrome de Stendhal, Travail au noir... ces films âpres, durs, sombres, exigeants, secs mais vertigineux, spirituels et d'une infinie richesse. Pour mieux cerner ces Crimes, il convient d'abord de lister les oeuvres ou les artistes auxquels on songe plus ou moins consciemment pendant la séance :

  • Alejandro Jodorowsky ; rupture de tons, folie exubérante ou sous-jacente, la science-fiction pour parler de l'Homme et de la nature,
  • Thomas Ott et Roy Andersson ; l'errance solitaire, le rapport au bizarre, à la mort,
  • Takeshi Kitano ; l'humour, le rythme, les compositions
  • Raúl Ruiz ; l'étrangeté, les strates de lecture, le mélange des genres,
  • Manoel de Oliveira ; le vieil artiste, presque classique, sans artifice mais qui ose tout
  • et Jim Jarmusch enfin ; surtout pour le casting de The limits of control mais aussi sa façon de filmer les villes, des lieux, le temps suspendu, les déambulations et sa façon d'utiliser des comédiens sans les "diriger".

Les Crimes du futur est, comme souvent avec les meilleurs films du cinéaste, une formidable farce, très régulièrement hilarante, exactement comme Crash, grande comédie incomprise de fin de siècle. On y rit à gorge déployée pour ne pas s'ouvrir les veines. L'humour est constant, fin, parfois décalé mais toujours pertinent et surtout très bien dosé. C'est l'humour d'une profonde noirceur, désabusé, tragique, du clown triste qui sait qu'on va tous y passer. C'est aussi une satyre sociale, sociétale, environnementale, régulièrement brillante. Mais c'est également un film de science-fiction d'une très grande acuité qui revêt la forme la plus simple et la plus décharnée qui soit. Une sorte de mise en abîme du monde contemporain par un chirurgien - citoyen du monde mais qui lui serait presque déjà étranger. C'est autant le film d'un enfant naïf qui semble découvrir un nouvel outil que l’œuvre-somme d'un vieil artiste qui a tout vu, tout fait, tout vécu, tout connu, qui sait qu'il n'a besoin de presque aucun artifice pour tout dire, et qu'il peut tout faire comprendre sans même avoir besoin de le filmer. A ce titre, Les Crimes du Futur constitue une formidable exception à la règle qui voudrait que, passé un certain âge, les vieux artistes n'aient non seulement plus rien à raconter mais livreraient aussi le plus souvent des œuvres ringardes, dépassées voire embarrassantes. Un film fascinant donc, d'une maîtrise incroyable, bouillonnant et survolté alors que l'on croirait assister au scanner d'un malade en phase terminale, voire à sa mise en bière. Le film touche peut-être aussi car il parle brillamment de son époque et des maux innombrables qui en résultent, se répercutant directement dans nos chairs d'êtres humains : nourriture industrielle, malnutrition, empoisonnement, psycho-somatisation, stress, allergies, digestion et assimilation contrariées, excroissances, grosseurs, tumeurs, cancers... Cronenberg a totalement cerné les maux de son époque ; c'est même très exactement, "ça" ; au delà de l'aspect environnemental et de tout ce qui est "extérieur" au corps de l'Homme, au delà de la part de "science-fiction" sur la "mutation" dans son film. L'allégorie des scènes de repas de Viggo Mortensen est fabuleuse, par exemple. Le réalisateur canadien brode autour de ce thème sous-jacent, en y injectant ses obsessions et ses terreurs personnelles, son fétichisme aussi, pour le façonner à son image et il en fait une parabole vraiment drôle en plus d'être sobre et d'une belle efficacité. Rien d'étonnant, puisque le cinéma de Cronenberg a toujours été celui d'un chirurgien avec une approche médicale et scientifique de toute chose, sans que ses meilleurs films ne soient désincarnés ou hermétiques. Il a le regard perçant, impitoyable et juste du chirurgien renommé d'un grand hôpital, tout en restant sobre, humble et profondément humain comme le médecin de campagne le plus débonnaire. C'est ce qu'il y a de bien dans ses meilleurs films. Cet équilibre-là dans son regard et dans son discours. Cet équilibre qui tend Les Crimes du Futur de bout en bout, comme une flesh en plein cœur.

Torrente
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le 27 févr. 2023

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