La vie de religieux : Satan l'habite.

Cette critique ne spoile pas le film Les Diables mais évoque, légèrement, certains points clés de l'intrigue.


Bien que la religion soit omniprésente dans Les Diables, il est important de comprendre qu'il n'est pas un film sur la religion (au sens spirituel, divin, du terme : la religion étant, ici, toujours ramenée au terrestre et vu selon le rapport entre les Hommes, ainsi que leurs constructions, et elle) mais bel et bien un film politique. L’Église catholique et ses inquisiteurs, qui voient et ne peuvent voir le monde que par le prisme du sacré (et, par corollaire, du châtiment, plus ou moins arbitraire, dans le cas de l’irrespect de ce qui est sacré, concept lui aussi arbitraire en lui-même, au mieux), un prisme qui ne prend donc pas en compte l'humain et sa nature, qui la réprime et la condamne en outre, un prisme qui déforme la réalité – il n'est dès lors pas étonnant que les deux hommes à l'origine de cette inquisition, Le Cardinal Richelieu et Le Père Barre, l'instigateur et l'exécuteur, portent tous deux des lunettes, et le seul moment où celles-ci sont ôtées est lourd de sens –, en somme des hommes et des femmes qui, pour citer Nietzsche et sa Généalogie de la morale, vivent leurs existences selon cette maxime: « ils sont méchants, donc nous sommes bons », maxime à la supériorité morale tout à fait imaginaire, cette institution et ses dirigeants en prennent tout de même pour leur grade dans Les Diables ; mais Ken Russell a l’intelligence de ne pas faire un simple pamphlet contre la religion et les religieux (ceux-ci peuvent être bons, à l’image du personnage principal), malgré la vérité historique – ici factuellement relative – du film, car, si charge contre l'intégrisme religieux il y a, celui-ci prend sa source dans des manipulations humaines, des complots politiques, des mensonges et des abus de pouvoir ; la religion, elle, n'est qu'un outil qui facilite la condamnation, comme le montre la magnifique scène du procès, et la véritable critique émise par le film porte sur le despotisme et le totalitarisme, sous toutes leurs formes.


Néanmoins, pour quiconque ayant déjà ouvert un livre d'histoire avec un minimum d'esprit critique, la dangerosité du couple Église-État ne devrait être guère surprenante. La force de Les Diables est de la ré-ancrer dans une réalité cinématographique (donc factice mais puissante, frappante, choquante) pour révéler le véritable visage de la cruauté et, avec cette majestueuse tirade prononcée dans les dernières minutes du film : « If you would remain free men, fight. Fight them or become their slaves. », Les Diables passe de simple film historique « loufoque » à une œuvre politique enragée et quasi-universelle dans sa vision de la lutte pour la liberté et la justice. C'est ainsi que, cinématographiquement, on passe d'une scène d'introduction grotesque et purement burlesque (reprenant La Naissance de Vénus, dont on retrouvera ensuite un écho dans le personnage de Sœur Jeanne et sa chevelure, lors des séquences de fantasmes où elle n'est pas vêtue de son voile ; à noter, dans un ordre similaire, l’excellente gestion de la symbolique christique qui, plus que de la simple provocation, est porteuse de sens puisque le martyr de Grandier, par ce symbolisme mais aussi grâce à d'autres parallèles de situations, est associé à celui du Christ ; et le film, de par certains aspects, évoque également le martyr de Jeanne d'Arc : cette utilisation des figures saintes permettant de renforcer le propos sur l’Église inquisitrice et son moralisme) à de l'horreur pure, sombre, dans la dernière partie du film – et, à l'instar du dernier plan, le terme de post-apocalyptique, dans toute la connotation religieuse qu'il possède, semble également avoir sa place.


Pour arriver à un tel résultat, sans que le film ne croule sous ses ambitions, il faut donc, plus qu'un goût pour la provocation, un véritable talent de metteur en scène. En premier lieu, c'est le montage, notamment dans son dynamisme, qui impressionne et qui, à l'image de la mise en scène (qui joue sur des relations de pouvoir grâce à une maestria dans la gestion des plongés et contre-plongés), ne lésine pas sur l'outrance, n'hésite pas à accompagner les personnages dans leur folie, sans, pour autant, y sombrer lui-même ; car ce montage – et par extension la mise en scène –, son efficacité, n'est qu'affaire de maîtrise et de précision. Vient ensuite les acteurs, dont on retiendra surtout les principaux, Vanessa Redgrave et Oliver Reed, qui livrent des performances excellentes, étant aidés par des dialogues – empruntés à la pièce éponyme de John Whiting – limpides mais lourds de sens ; ces interprétations se rapprochent davantage de l’incarnation que du jeu tant, dans les deux cas, les acteurs semblent faire corps avec leurs personnages. De là, Ken Russell impose une ambiance (à l'aide de ce qui est sus-mentionné mais aussi des décors, des costumes, des cadres, de la musique et des lumières) absolument unique : toujours un brin comique, dérisoire, du moins jusqu'à un certain point, mais surtout maladive, hallucinée, sombre, puissante et jusqu'au-boutiste – ainsi qu’éminemment tragique – et également, à de brefs instants, sensible et poétique.


S'il y a du cinéma à l'état pur dans la mise en scène, l'écriture, elle aussi, ne s’arrête pas à un simple didactisme. En premier lieu les personnages, ceux incarnés par Redgrave et Reed, sont plus qu'un simple outil pour le récit : ayant tous deux une part torturée, derrière les habits de religieux, transparaît alors une complexité purement humaine. Si, d'un côté, Grandier nous est d'abord présenté comme détestable, un véritable anti-héros, sa noblesse fait peu-à-peu apparaître sa véritable nature aux yeux du spectateur, le montrant alors dans toute sa grandeur ; alors que, de l'autre côté, le personnage de Sœur Jeanne suit un chemin inverse (en un sens on pourrait y voir, accolée à l'image de Jésus, celle de Judas dans le cas présent) mais sans pour autant en être moins tragique, moins humaine, étant, elle aussi, une victime du dogme et de ses adeptes d'une certaine manière – la différence étant que l'un des deux personnages accepte son humanité et, donc, sa faiblesse innée, alors que l'autre pas. Car, à la domination politique et morale de L’Église, s'ajoute une domination masculine. Si Les Diables est traversé d'hystériques séquences d'orgie, de masochisme, de voyeurisme ou encore de sadisme, celles-ci ne sont, à nouveau, pas de la simple provocation : ces séquences sont porteuses de sens, dénonçant la répression (ici sexuelle, mais il ne faut pas oublier que le film est très porté sur l'allégorique) des dominants sur les dominés (dans le cas présent de l'exemple, les hommes sur les femmes) sous couvert d'une morale borgne mais jugée juste par ses adeptes, qui s'érigent donc comme supérieurs auprès des autres, et qui pousse aux pires atrocités, ce que le film sera bien montré – toutefois cette violence graphique est toujours justifiée et Russell a l’intelligence de rendre la violence de son film surtout psychologique, même lorsque celle-ci est à l'origine physique –, par exemple avec la séquence d'exorcisme. En d'autres termes, le moralisme facilite la cruauté et la masse l'encourage.


En conclusion, il est à retenir un film qui mélange merveilleusement outrance et grande sensibilité. Ken Russell se joue magnifiquement de son spectateur, de la première à la dernière scène, en passant d'abord par la dérision pour ensuite livrer une œuvre sans concessions et dénonciatrice de la facilité que peut avoir l'émergence de la violence et de la dangerosité de la dominance de l’institution sur l'individu, ce qui montre bien toute la maîtrise du cinéaste quant à son art. Les Diables est un exemple d'excellence dans l'écriture, le montage et la mise en scène – également dans la direction artistique – mais aussi dans la création et la gestion d'une atmosphère : ici totalement surréaliste, maladive et sombre, ce qui donne lieu à de nombreuses séquences mémorables (les fantasmes de Sœur Jeanne, la séquence d'exorcisme, le procès, la fin), avec une culmination magistrale dans les vingt dernières minutes. Si l’œuvre est d'une violence extrême par moments, elle ne tombe jamais dans la complaisance ou la facilité, et, malgré la dureté du choc lors du visionnage, le film est porté par une sorte de grâce qui est sûrement du fait de son caractère historique et spirituel – qui n'est pas nécessairement religieux – mais, surtout, de son humanisme : Les Diables est malade et torturé mais en même temps beau et humain – terriblement, tristement et tragiquement humain –, il n'est donc pas étonnant de dire qu'on a affaire là à du grand cinéma.

Venceslas_F
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le 17 sept. 2019

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Venceslas F.

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