Il y a vers la fin du film une scène admirable où Alicia fait un rapport à Devlin sur les gens qu’il lui a demandé d’espionner. Ses mots sont vagues, ses pas chancelants, et parce qu’il ne voit d’elle que ce qu’il croit savoir, il attribue à l’ébriété l’hésitation de son élocution et le désordre de sa démarche. Or elle se meurt, empoisonnée lentement par les adversaires qu’elle est chargée de surveiller. Cela, il ne le réalise pas. Il la regarde, la contemple de tous ses yeux mais reste incapable de saisir la réalité qui se tapit derrière les apparences. Hitchcock a donné un nom, devenu éminemment célèbre, à ce jeu de cache-cache, ce procédé de diversion : le MacGuffin. L’élément crucial dans Les Enchaînés, ce n’est pas que des bouteilles de vin contiennent du minerai d’uranium, c’est que le vin soit à la cave. Que la porte de la cave soit fermée à clé. Que la clé soit aux mains du mari. Que le mari soit amoureux de sa femme. Que sa femme soit éprise d’un autre homme. Que ce dernier veuille savoir ce qu’il y a à la cave. Le MacGuffin en lui-même est un trompe-l’œil, un pur néant qui certes assure le bon fonctionnement de l’intrigue mais sert surtout à activer, à faire circuler le désir, et plus encore à parcourir un espace architecturé, c’est-à-dire dramatisé. On ne descend pas impunément à la cave, sauf à risquer le pire. C’est vrai des Enchaînés, ça l’est encore davantage de Psychose. Poussons le raisonnement plus loin. Les attaques des Oiseaux sont encore un prétexte, tout comme l’abécédaire freudien de Pas de Printemps pour Marnie. Qu’importe si Tippi Hedren a peur du rouge, du tonnerre, des hommes et de sa maman. Tout ce qui est visible chez Hitchcock est inévitable mais dérisoire. Qu’est-ce qui compte alors ? Précisément ce qui advient entre deux MacGuffin : l’inexprimable. Revenons aux Enchaînés. Devlin prend soudain son courage à deux mains. Il gravit l’escalier qui le sépare de la chambre où gît Alicia. Il s’approche d’elle et lui confie qu’il est sûr qu’elle n’était pas ivre l’autre jour, que c’était autre chose. Voilà. Sur cette "autre chose", la vérité se met en marche. Nul ne peut dès lors empêcher la main d’Ingrid Bergman de caresser la nuque de Cary Grant en murmurant sa joie. Tout commence là, même si le film touche à sa conclusion.


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Et puisque qu’avec Hitchcock il n’y a jamais de hasard, l’histoire s’ouvre à l’inverse là où d’ordinaire elle devrait s’achever : sur un procès. Plutôt que de conclure par une condamnation, le cinéaste débute par une damnation. Il expédie d’emblée l’éloge de l’American citizenship et escamote les bons sentiments en convertissant la rengaine patriotique en simple disque. Fille d’un traître, Alicia Huberman est une jeune femme dépravée par l’alcool et la débauche. Un agent du gouvernement américain, Devlin, la recrute pour qu’elle s’infiltre à Rio de Janeiro auprès d’un ancien ami de son père qui s’y est réfugié, Alex Sebastian, soupçonné d’être le chef d’un réseau nazi au Brésil. En vertu de la supérieure raison d’état, il l’utilise comme un objet et la pousse à une mission qui fait d’elle une prostituée de luxe. Elle accepte l’opération et se sacrifie pour expier tant le passé qui la ronge que la dissipation de sa propre vie. Il attend d’elle qu’elle décline sa besogne honteuse ; elle espère qu’il lui demande de la refuser. Alicia aime profondément Devlin, qui l’aime autant mais la méprise et l’abandonne à la culpabilité parce qu’elle souscrit à la situation équivoque dans laquelle il l’a lui-même jetée. Puisqu’ils n’osent pas passer à l’aveu bienfaisant de leur amour, par grandeur d’âme aussi, ces deux êtres jouent donc avec le feu. Et le film de développer une trame mélodramatique que n’auraient pas renié Henry James ou Jane Austen. Alicia ne cesse de se trouver des pères putatifs, du yachtman sénile la sortant à Miami jusqu’à Sebastian, en passant par la cour d’espions allemands qui viennent chacun lui baiser la main en susurrant un compliment émoustillé. Prisonnière d’une faute qu’elle n’a pas commise, elle porte un corsage zébré comme les rayures des bagnards lorsqu’elle apparaît pour la première fois à Devlin. Celui-ci se voit aussi chaperonné par ses aînés, et d’abord par Prescott, tuteur un peu ridicule, fat et misogyne. Alex lui-même est affublé d’une mère abusive, à mi-chemin des gouvernantes glacées (à la Rebecca) et des veuves castratrices qui révèlent la fragilité masculine des héros hitchcockiens.


Après l’hypothétique et charmant assassin de Soupçons, avant le rat d’hôtel de La Main au Collet et le publiciste pourchassé de La Mort aux Trousses, Cary Grant cristallise ici une séduction nimbée d’ambivalence, un cynisme endurci mais craquelé par le doute et mis à l’épreuve des sentiments. Ingrid Bergman, vibrante, vulnérable, absolument merveilleuse, trouve quant à elle son plus beau rôle hollywoodien avec celui d’Ilsa dans Casablanca. Elle est à nouveau écartelée entre deux antagonistes, déracinée, jetée dans un contexte cosmopolite des plus troubles, et atteste le refus d’un partage entre noirceur gothique et angélisme sans nuances qui assume avec subtilité son indécision morale. Perdue dans la maison de Barbe-bleue, elle se heurte aux portes fermées, aux conciliabules secrets. Entre le rez-de-chaussée, le cellier toujours interdit et la chambre d’en haut (là où se concrétise le véritable danger, là aussi où se situent traditionnellement les rêves d’enfance), Hitchcock organise toute une chorégraphie de regards. Il joue d’une photographie matérialiste capable de s’immobiliser sur un objet (métal, verre, tasse, bijou), à la fois étincelant joyau et condensation de l’intrigue, et d’effets optiques redoutables : la gueule de bois fait pivoter l’écran, le poison métamorphose Sebastian et sa mère en ombres floues sur un négatif. Dans les deux cas tout se brouille, comme l’eau du miroir que traverse Alice (tiens donc…) pour rejoindre le pays des merveilles. Alex semble pareillement prisonnier de la demeure, menaçant cristal noir qui annonce le manoir Bates. Lorsque, trahi, blessé, il va se confier tel un enfant penaud à Mme Sebastian, celle-ci savoure sa revanche et allume une cigarette, tapie dans son lit à baldaquin comme l’araignée au milieu de sa toile. Attaché au poteau, devenu un simple pion sur l’échiquier — ce grand carrelage noir et blanc du hall d’entrée — il assiste impuissant à la lente descente d’Alicia secourue par Devlin. La fuite du couple ressemble au départ d’amoureux qui s’éclipsent pour un voyage de noces. Mais Hitchcock refuse la banalité consensuelle du happy end et pousse le sadisme jusqu’à montrer un mort en sursis. Pour Alex resté en plan, la porte claque à la manière d’un couperet, dernière métonymie d’un film où le crime ne connaît que la politesse. Devlin se contente d’appuyer sur le loquet pour condamner son rival, qui demeure à la merci des complices retournés contre lui et captif de l'antre maternel. Entre Alicia et Alex, le salut ne peut être trouvé qu’aux dépens de l’autre — comme on vend son âme au diable. Et c’est à travers des liens de haine que la jeune femme finit par trouver l’amour de Devlin, contrainte qu’elle est à toujours haïr ce qu’elle aime et aimer ce qu’elle hait.


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John Le Carré a dit des services secrets qu’ils étaient l’inconscient des démocraties occidentales. Cette sentence pourrait être placée en exergue des Enchaînés. Si le déterminisme psychanalytique reste de mise (au-delà de l’enjeu "policier", l’intrusion d’Alicia ne pouvait être que rejetée par le tandem irréductible que forment Sebastian et sa mère), il n’empiète pas le domaine d’une psychologie aiguë. Dessinant une ère du soupçon où chacun s’épie et se guette, sans solidarité de nation ou d’affection, le film vit du perpétuel ébranlement des certitudes, des retournements nés de l’ambiguïté, d’un climat latent de tristesse et de précarité, des thèmes du devoir, de la déchéance, de la rédemption, du blocage réciproque et de la confidence retardée. Le monde hitchcockien fait peser sur ses héros une méfiance ontologique, et le trouble des identités rend toujours possible leur dédoublement. Le mal sait se faire douloureux et rejeter l’insensibilité du côté des défenseurs du bon droit. Le conflit oppose des êtres assujettis à des tourments similaires plus que des rivaux idéologiques. Cette instabilité est transmise visuellement par la mise en scène, dont la limpidité évoque la consistance d’un fluide, l’onctuosité d’une huile. Tout ici est concerté et ourdi avant d’être pris dans la forme lisse d’une sphère enveloppante. Les bruits contribuent à ce cadenassage, du bain sonore aux coups de klaxon étouffés ou aux clapotis marins (pendant la scène d’amour), tout comme le tampon d’ouate créé par la musique de Roy Webb. Les lieux, trempés dans un halo tenace ou désignés par des transparences, les matières, brillantes ou glacées, renvoient sans cesse à l’artificialité des jeux de lumière. Le très fameux travelling démarrant près du lustre, en haut du grand escalier, et franchissant le hall pour se terminer en gros plan sur la main d'Alicia qui serre la clé indique qu’Hitchcock ne commence pas uniquement à dilater le temps mais aussi l’espace, conformément aux artefacts bien connus du cauchemar. Le contenu de l’image exprime un propos (qui équivaut parfois à des phrases entières) pendant ce qui est dit en porte un autre. Le cinéma parlant s’approche ainsi de ses origines muettes, comme si le dialogue pouvait se permettre de n’être que la généralisation des intertitres que le réalisateur illustrait à ses débuts londoniens. Il atteint alors à l’universalité d’un esperanto.


Le spectateur des Enchaînés en est aussi, pourrait-on dire, le personnage principal : non seulement parce qu’il s’immisce dans la substance technique mais surtout parce que tout est agencé en fonction de sa réaction. Il y est majestueusement manipulé : les longs mouvements d’appareil lui donnent le vertige, les successions de plans syncopés le font trembler. Comme lors des expériences de Pavlov, son souhait est toujours précédé, déjoué ou retardé par la maîtrise stylistique dont il est le caprice. Hitchcock déclarait à Truffaut qu’il a donné "au public le grand privilège d’embrasser Cary Grant et Ingrid Bergman ensemble." Et c’est peu dire qu’il pratique ici avec brio l’understatement sexuel : légendaire ballet langoureux, d’une sensualité rare, que la séquence au cours de laquelle Alicia et Devlin, incapables de se séparer, soudés l’un à l’autre, se picorent de baisers, flirtent avec leurs lèvres, le téléphone et la censure avant que, l’heure du dîner approchant, elle glisse une confidence codée à l’oreille de son soupirant : "J’ai un poulet dans le bac à glace." Mais le maître n’appelle pas à un renversement des rôles ou à une prise de conscience des mœurs de l’illusion cinématographique. Au contraire, l’extrême tension du suspense et l’exacerbation de l’activité émotionnelle ne sont destinées qu’à mieux renforcer son emprise. Acteurs et spectateurs, tous genres mélangés, sont otages des mêmes collets. Ce modèle de pureté et de plénitude possède la perfection d’une grille de mots croisés qui ne comporterait aucune case noire. Il marque pour son auteur l’apogée d’une période créatrice au cours de laquelle il s’employait à transformer les pires avanies (la manipulation, l’aliénation, la peur, la frustration, le meurtre, le nazisme) en un plaisir esthétique et sentimental, presque une extase : celle de l’amour entrant par un passage dérobé et ressortant par la grande porte. On ne saurait en effet parler de réussite de l’entreprise si au dénouement Devlin ne se rendait pas dans les ténèbres où est séquestrée Alicia pour l’en arracher, prononçant les paroles attendues comme des mots salvateurs. Les héros s’élèvent alors au niveau de l’entente spirituelle. Les Enchaînés, c’est la passion et le désir filmés comme une épure. Et c’est magnifique.


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le 22 nov. 2020

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