Marcel Carné est un réalisateur français, qui commence très tôt dans le domaine du cinéma, puisqu'il devient l'assistant du réalisateur Feyder pour le film Les Nouveaux Messieurs en 1929, et par la suite, il débute une carrière de journaliste et de critique à Cinémagazine. Il tourne son premier film la même année en réalisant un court-métrage poétique avec Nogen, Eldorado du dimanche, qui séduit René Clair, réalisateur français de Entracte, lui demandant d’être son assistant pour Sous les toits de Paris. Après avoir réalisé des court-métrages publicitaires, tout en continuant sa carrière d’assistant réalisateur pour Feyder, Carné exige après la vision du Crime de Mr. Lange de Renoir, le scénariste du film qui n’est autre que Jacques Prévert, poète et scénariste français, connu à ce moment là pour ses productions écrites dans le groupe Octobre. Or la rencontre entre Carné et Prévert est marqué par Jenny en 1936, et leur collaboration, qui a duré dix ans, connaît de grands succès lors de l'apogée du "réalisme poétique" qu'on attribue souvent à ce duo, auquel on peut rajouter Alexandre Trauner, chef décorateur qui a permis les décors des classiques du cinéma, incluant les films de Carné et de Prévert. Le réalisme poétique est un mouvement cinématographique français, influencé par le Naturalisme, cherchant à décrire les milieux populaires, et l'expressionnisme Allemand, montrant des personnages maudits par leurs statuts que ce soit le déserteur avec Quai des Brumes, ou le fatalisme du personnage de Jean Gabin dans Le Jour se lève. Ces différents longs-métrages réussissent à dépeindre un univers réaliste qui possède des aspects poétiques. Malgré le fait qu'ils soient influencés par le Naturalisme et non le Romantisme, le film qui nous intéresse c'est-à-dire Les Enfants du Paradis, superproduction réalisée durant l'occupation allemande entre 1942 jusqu'à sa sorti en mars 1945, possède des thématiques qu'on retrouve dans le Romantisme que ce soit la fatalité du héro, ou l'expression de soi pour les autres personnages composant l'intrigue.
Le film raconte une intrigue se déroulant dans le Boulevard du Crime à Paris aux alentours de 1830, où défile différents personnages paraissant intriguant ou inquiétant. Baptiste Deburau, jeune mime sauve Garance d'un quiproquo grâce à son témoignage sans parole. Cette rencontre marque Baptiste qui tombe amoureux d'elle, mais n'ose pas lui dire son amour. Le film fait défiler de nombreux personnages que ce soit Frederick Lemaître, jeune acteur qui nous marque par son franc parler, ou l'inquiétant Pierre François Lacenaire, poète, voleur et meurtrier. Or dans ce résumé, on constate dès lors le réalisme poétique de Carné et de Prévert, puisqu'ils décident de placer leurs intrigues amoureuses dans une époque précise, en mettant en place des personnages qui ont réellement existé, renforçant le réalisme de l'histoire. Le seul personnage qui n'existe pas est Garance, qui est convoité par des personnes réelles. De même, on remarque déjà l'influence du romantisme dans ce film, puisque Carné décide de mettre en scène un acteur ayant existé et ayant été acclamé par Victor Hugo et Alfred de Vigny, deux auteurs romantiques du XIXème Siècle.
L'influence de ce mouvement littéraire se ressent par l'écriture de Prévert sur les personnages, ou leurs dialogues. Or les thématiques du romantisme sont incarnées par l'amour passionnel, et silencieux de Garance et de Baptiste, qui est la seule relation qui est réciproque, puisque Baptiste n'aime pas Nathalie, malgré le fait qu'ils se soient mariés et qu'ils aient eu un enfant, et Garance n'est pas attirée par ceux qui la convoitent. Ces différentes relations entre les personnages permettent plusieurs sous intrigue, et nous permettent de comprendre l'attitude des personnages. Lemaître paraît vouloir un amour charnel, alors que Lacenaire est plus vicieux ou cérébral. Parallèlement, ces quatre personnages possèdent des scènes où leurs sourires sont mis en avant. Nous comprenons que l'innocence de Baptiste, l'aspect mystérieux de Garance, le nihilisme ou la moquerie froide et cruelle de Lacenaire, et le charme de Lemaître s'expriment par leurs sourires. Durant les trois heures du film, Carné et Prévert affinent les portraits de leurs personnages où on apprend constamment la manière d'être et le passé d'un personnage que ce soit Garance ("Elle m'aimait et je l'aimais. Elle était belle, elle était gaie. Elle m'a appris à rire, à chanter. Et puis elle est morte et tout a changé" en parlant de sa mère), ou même Lacenaire ("Quand j'étais enfant, j'étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. Ils ne me l'ont pas pardonné. Ils voulaient que je sois comme eux... que je dise comme eux", phrases renforçant l'aspect unique des personnages).
Cette multiplication des personnages et de leurs relations permettent la pluralité des registres que ce soit dans une scène avec une foule immense dans le Boulevard du Crime ou dans le théâtre, ou encore les scènes intimistes entre deux personnages. Les moments les plus dramatiques sont insufflés par des scènes où l'humour est imprégné. Par exemple, la scène de rencontre entre Garance et Baptiste est à la fois dans une scène de foule, puisque tout le monde va voir le mime triste, et à la fois intimiste, puisque Carné utilise des plans d'échanges de regards entre les deux, et Garance défend Baptiste. (-Un gros spectateur dit "Qu'il peut avoir un air idiot, vous ne trouvez pas", et elle lui répond "Moi je trouve surtout qu'il a de beaux yeux".). Cette réplique possède un aspect lyrique, puisqu'elle exprime ses sentiments, et cette scène possède un aspect pathétique, puisque nous avons de la compassion pour Baptiste à cause de son allure triste. La scène possède un aspect tragique, puisque Garance risque de se faire arrêter pour un crime qu'elle n'a pas commise, et l'officier demande donc un témoin. Or l'intervention de Baptiste est imprégné par un aspect comique, et burlesque, puisqu'il témoigne non pas par une réplique flamboyante, mais par ses talents de mimétisme où il renforce les caractéristiques physiques des personnages, que ce soit le visage souriant de la victime du quiproquo, le surpoids de la victime du véritable voleur, et ce dernier qui nous est signifié par son allure mesquin, et par sa moustache.
D'ailleurs, Baptiste Deburau, interprété par Jean Louis Barrault, est un exemple du héro romantique, puisqu'il est le seul à être vrai dans sa relation amoureuse avec Garance. Il possède une psychologie propre au romantisme, puisqu'il est sensible, on est capable de ressentir ses émotions que ce soit la tristesse de son apparition, la joie de recevoir une fleur de la part de Garance, ou encore la colère parce qu'elle ne lui rend pas son amour. Baptiste est un personnage rêveur, étant comparé à un enfant par Garance lorsqu'il dit "Je tremble parce que je suis heureux, et je suis heureux parce que vous êtes là, je vous aime et vous Garance m'aimez vous". Or elle affirme qu'il "parle comme un enfant, c'est dans les livres qu'on aime comme ça, et dans les rêves mais pas dans la vie". De même, le personnage évoque dans cet échange son passé, permettant d'affirmer qu'il est mis de côté par la société ("Quand j'étais malheureux, je dormais, je rêvais, mais les gens n'aiment pas qu'on rêve. Alors ils vous cognent dessus histoire de vous réveiller un peu. Heureusement j'avais le sommeil plus dur que leurs coups et je leur échappais en dormant. Oui je rêvais, j'espérais, j'attendais"). Le personnage de Baptiste souffre car il ne peut pas vivre son amour avec Garance, et elle est convoitée par d'autres personnes. Durant une scène à la loge, Garance reçoit des fleurs et elle dit que cela ressemble à un enterrement, et Baptiste répond "le mien peut-être". Il ne supporte plus ce monde, et ne se supporte plus lui-même ("Je déteste cette fleur, je déteste tout le monde, je déteste Frederick, Je déteste moi-même"). Il se définit lui même par son amour pour le personnage féminin ("Baptiste ? Mais qu'est-ce que c'est Baptiste, puisque celle qui l'aime ne l'aime pas, un feu follet, un automate, un loup garou, c'est fini Baptiste").
Du côté du personnage féminin, Garance, jouée par Arletty, parait comme une personnage forte, impressionnante, et émancipée. Elle n’aime qu’une chose la liberté, et elle ne peut pas se faire enfermer par l’amour (« Il ne faut pas m’en vouloir mais je ne suis pas comme vous rêvez. Il faut me comprendre, je suis simple, tellement simple. Je suis comme je suis, j’aime plaire à qui me plaît, c’est tout. Et quand j’ai envie de dire oui je ne sais pas dire non »). Ce personnage n’existe pas réellement, elle est un fantasme, et son apparition nous impressionne par sa beauté. Son sourire nous intrigue, et elle est une figure angélique ou divine. Elle ne possède pas de nom, mais elle nous est définie par ses rôles. Elle est systématiquement divinisée, puisqu’elle représente la vérité nue, puis elle joue le rôle d’une statue représentant Artémis, déesse symbolisant la nature sauvage, et donc l’indépendance de Garance, et enfin elle devient comme une princesse, et donc inaccessible. Or malgré le fait qu'elle n'est qu'un fantasme, Garance reste un personnage romantique, magnifiée par les dialogues de Prévert, qui permettent d'évoquer les codes d'une héroïne issue du romantisme ("Vous m'avez aidée à vivre pendant des années, vous m'avez empêché de vieillir, de devenir bête, de m'abimer... Je me disais: tu n'as pas le droit d'être triste, tu es tout de même heureuse puisque quelqu'un t'a aimée.")
Frederick Lemaître, joué par Pierre Brasseur, permet également d'illustrer les affrontements entre les élites littéraires qui souhaitent faire que du drame ("Nous ne sommes pas là monsieur pour faire rire le monde") face à une nouvelle génération d'acteur ou d'auteur, et souhaitent donc rester sur un seul registre. Or lorsqu'ils découvrent l'état pitoyable de l'acteur, les auteurs de la pièce crient "c'est une mauvaise plaisanterie". La comédie et le burlesque sont critiqués par eux, mais Lemaître les utilise, lui permettant d'avoir la compassion du publique lorsqu'il va ridiculiser les auteurs pour leurs écritures ("Les vrais criminels, ceux qui ont tout manigancé dans l'ombre, je les désigne du doigt à la justice divine, les véritables auteurs du crime L'Auberge des Adrets les voilà", désignant les auteurs). Lemaître possède une passion pour Shakespeare, puisqu'il va interpréter vers la fin de l'histoire Othello. Ainsi, il accorde une énorme importance au vers et à l'écriture, et lors de la répétition de la pièce qu'il ridiculise par la suite, on remarque un mépris de la part des auteurs de la pièce à l'égard de l'acteur ("Rien ne peut nous blesser de la part de quelqu'un qui était au funambule en marchant sur les mains", et Lemaître répond "Sur les mains et pourquoi pas, vous avez bien écrit votre pièce avec vos pieds"). Or durant la scène d'interprétation de Shakespeare, l'aristocrate soit le mari de Garance affirme que la pièce "manque de mesure", tandis que Lemaître lui dit qu'il l'a joué comme Shakespeare l'aurait voulu, "le plus naturellement au monde". Il critique le théâtre de Shakespeare, en disant qu'il a du être un bouché pour avoir écrit des pièces aussi brutales, et constate qu'il plaît qu'à des personnes sans goûts, en désignant le peuple. Or Lemaître, toujours déguisé en Othello, rajoute "et aux rois".
Pour conclure, Les Enfants du Paradis est l'un des plus grands films de l'histoire du cinéma, puisqu'il réunit une équipe de rêve que ce soit les décors de Alexandre Trauner étant une référence mondiale dans son domaine, et ayant participé à des films de Welles ou de Billy Wilder, nous transportant dans cette foule immense, la musique de Joseph Kosma, ayant composé également avec Renoir, ou encore les chefs opérateurs Hubert et Fossard. Malgré les risques, ils ont réussi à tourner ce film sous l'Occupation, en allant vers le Sud de la France. On retrouve les qualités esthétiques et d'écritures de leurs précédents collaborations comme Les Visiteurs du Soir. Ce long-métrage rend hommage au cinéma muet qui est détrôné par le cinéma parlant, puisque Prévert étant réticent au cinéma parlant, crée une confrontation entre le mime et Lemaître. Baptiste est l'expression du silence, de la parole et du geste, tandis que Lemaître est caractérisé par sa manière de parler, où chacune de ses répliques fait mouche. Le film est le plus grand hommage qu'on peut faire au Romantisme grâce aux personnages dont leurs agissements s'expliquent par leurs manques d'amour ou leurs milieux de vie. Marcel Carné, avec l'aide de Hubert, réussit à magnifier les visages des personnages, nous permettant également de comprendre leurs solitudes, accentuées par la présence de la foule. Les dialogues de Prévert expriment les émotions des personnages, et ne paraissent pas simple, puisqu'ils permettent de rythmer le film, et de comprendre son enjeu ("Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand amour", réplique dise par Garance face à Lemaître, puis ensuite redit par Lemaître face à elle). François Truffaut résume l'importance de ce film puisqu'il a affirmé qu'il aurait aimé échanger tous ses films pour réaliser Les Enfants du Paradis, le plus grand aboutissement du travail complémentaire de Prévert, et de Carné, qui ont tous deux indéniablement apporté un souffle immense à ce qui se fera plus tard. La seule chose qu’on peut faire lorsque le film se finit, est de sourire, et de se remémorer de l’une des premières répliques de Pierre Brasseur « Ah vous avez souri ! Ne dites pas non vous avez souri, Ah c’est merveilleux ! ».

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le 5 mars 2021

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