Comment un premier film peut-il être aussi maitrisé ? Pour répondre à cette question, il me paraît pertinent de revenir sur le parcours (assez surprenant) de son réalisateur. Après des études de philosophie, Jonathan Millet a filmé pendant de longues années des pays particulièrement reculés, pour des banques de données d’images. Seul avec sa caméra, il a ainsi traversé une cinquantaine de pays. Notamment au Moyen-Orient.

Et cette faculté à saisir les visages et les espaces est frappante dans ce premier long-métrage. À travers le personnage de Hamid, Millet dépeint en réalité le portrait de millions de victimes de criminels de guerre, vouées à être éternellement enfermés dans leurs traumatismes physiques et psychologiques. Des âmes vides et perdues. En d’autres termes, des fantômes.

Au fil de cette traque labyrinthique, chacun des protagonistes va alors progressivement s’effacer, afin de n’être plus guidés que par leur pulsion de vengeance. Hamid consacre l’entièreté de ses journées à cette filature, et lorsque sa mère demande de ses nouvelles, il n’a d’autres choix que de transposer sa vie sur le quotidien de son présumé tortionnaire. Une bien jolie manière d’exprimer qu’il devient progressivement son propre bourreau.

Millet livre ainsi un film à la fois politique et intimiste, deux genres pourtant diamétralement opposés sur le papier. À l’aide d’un formidable travail de recherche effectué en amont auprès des populations et victimes concernées, le réalisateur et scénariste offre une écriture d’une authenticité sidérante, quasi-documentaire.

Cette justesse narrative est transcendée par un casting irréprochable, avec en tête le duo Adam Bessa (victime) et Tawfeek Barhom (bourreau présumé), qui livrent des prestations hallucinantes d’authenticité.

Par ailleurs, bien loin de ce que le synopsis laisse craindre, Les Fantômes n’a rien d’un bête film social. Malgré un léger manque de séquences lumineuses (notamment dans la relation avec le personnage de Yara), le film a l’intelligence de ne jamais s’embourber dans un écueil misérabiliste. Finalement, l’ensemble constitue une pure œuvre de cinéma, de la mise en scène au montage, en passant par la photo. Tout respire la maîtrise, en permanence.

Ainsi, la caméra du réalisateur tourne en permanence autour de son personnage principal, comme pour symboliser les pensées obsessives qui l’entourent et l’oppressent. De même, les visuels et décors du long-métrage sont constamment empreints d’un ton bleuté, une couleur particulièrement froide, et métaphore du deuil.

À travers la traque purement sensorielle d'un être inconnu, le film prend finalement la forme d’un thriller tendu et nerveux, voire d’un film d'espionnage complètement asphyxiant. Il alterne alors constamment entre cette filature macabre, et les conséquences de cette obsession sur notre protagoniste principal.

Le rythme de l’œuvre pourra ainsi paraître particulièrement haché (notamment dans sa première partie), et la lenteur dans la mise en place du récit en laissera sans aucun doute plus d’un sur le carreau. Mais tout ce setup conduira à un payoff des plus jubilatoires, à travers un dernier tiers qui nous emporte complètement émotionnellement. Mention spéciale à la scène du repas, à l’écriture incroyable, et qui représente assurément la meilleure scène de tête-à-tête vue depuis Les Herbes Sèches de Ceylan.

Le long-métrage a par ailleurs l’intelligence de très majoritairement reposer sur l’imagination de son spectateur. Que ce soit pour le passé carcéral du personnage principal, ou encore dans l'écoute de témoignages audio glaçants, rien ne nous sera frontalement dévoilé. Et cette simple suggestion d’une réalité cauchemardesque décuple inévitablement notre attache au récit.

Il faut alors également mentionner le travail extraordinaire sur le son. Car au-delà des quelques très bons thèmes musicaux distillés au fil des séquences, le film est avant tout porté par un enrobage et une atmosphère sonore saisissante. Cette traque résonne inlassablement dans nos oreilles, notamment à travers des sons diégétiques émanant sans cesse des casques et écouteurs des personnages.

Les Fantômes est assurément l’une des surprises françaises de cette année 2024. Plongée étouffante au cœur d’un dédale obsessionnel, l’œuvre marque durablement, à travers un mélange des genres d’une maîtrise sidérante.


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le 19 août 2024

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