Chez Arnaud Desplechin, les personnages vont et viennent, de film en film, toujours. Ils se croisent, ils se dédoublent, forment un réseau d’alter ego, de visages, de noms et de prénoms d’une même famille, intime et imaginaire, comme ces fils qu’Ismaël relie entre deux tableaux, L’Annonciation de Cortone et Les époux Arnolfini, cherchant à en comprendre les lignes de perspective (celle de son avenir, celle de ses racines). Et ce Ismaël-là, est-ce le Ismaël de Rois et reines, mais il était alors musicien, et serait-il devenu cinéaste entre-temps ? Il écrit et met en scène un film sur son frère, Ivan, c’est un portrait de son frère diplomate et un peu espion parfois, ou est-ce un autoportrait en creux, qui avancerait masqué ("J’ai arraché ton masque", lui dira Sylvia, sa femme, et le répétant à elle-même, plus tard) ?
Et puis Carlotta réapparaît, comme ça, un jour sur une plage, face à Sylvia. Elle est la femme d’Ismaël, celle d’avant, elle est l’absente, celle partie il y a vingt ans sans rien dire, laissant son père et Ismaël en petits morceaux. Carlotta, femme disparue puis revenue, comme la Carlotta d’Hitchcock dans Sueurs froides, dont chacun des tableaux (celui d’Hitchcock dans un musée, celui de Desplechin chez Ismaël) vibre d’une présence mystérieuse et fantomatique. Desplechin filme des fantômes, voilà, et Ivan et Carlotta sont ces fantômes, ceux d’Ismaël, qui hantent son passé et entravent son présent (sa relation avec Sylvia, son inspiration, sa reconstruction…). Desplechin filme l’art aussi, Pollock, Picasso, Fra Angelico, van Eyck, il filme l’amour et la mort, et le cinéma, beaucoup (les fantômes de Desplechin, ce sont le cinéma d’Hitchcock, de Truffaut et de Bergman, et puis le sien qu’il semble explorer ici, en dresser l’inventaire).
Mais ce mille-feuille scénaristique et esthétique, habile au début, et même assez réjouissant (et puis la mise en scène est superbe), finit par agacer. Oh, on s’y retrouve quand même, ce n’est pas la question, on arrive à suivre le mouvement, la mécanique, film dans le film, beaux apartés, ellipses folles, aujourd’hui et hier, apparitions et fugues, mais on sent l’artifice trop poussé, on sent une volonté de faire dans le foisonnant, à tout prix, de se perdre exprès quitte à nous perdre en route, de tout emmêler pour simplement raconter une histoire de revenante parmi les vivants, d’un homme qui vit, a revit et revit, et d’une femme qui donnera la vie, in fine. C’est la vie des vivants, après celle des morts (La vie des morts, premier film de Desplechin). C’est comme une boucle qui se boucle, c’est comme un ruban de Möbius mais qui s’est entortillé, à force.
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