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Le Cinéma comme témoignage des mutations du monde

Il vaut mieux être averti avant d’aller voir Les feux sauvages, le dernier film de Jiǎ Zhāng-Kē, probablement le plus grand réalisateur chinois : ce nouveau projet ne ressemble à rien – même si la première partie du film peut évoquer le travail d’un Chris Marker – de ce que l’on voit d’habitude sur nos écrans. Et comme avec toute tentative expérimentale, « conceptuelle », radicale de ce genre, on peut adorer, si l’on y souscrit, ou détester.

L’idée de départ du projet, développé pendant le strict confinement appliqué en Chine, qui empêchait naturellement à peu près tout filmage, est de montrer l’incroyable mutation qu’a subi la Chine au cours des deux premières décennies du XXIème siècle : soit un sujet qui a été toujours central au travail de Jiǎ Zhāng-Kē, et qui est suffisamment important pour mériter un véritable bilan. Mais surtout, Jiǎ Zhāng-Kē a eu l’idée assez géniale de faire ce bilan en regroupant et en organisant le matériel qu’il avait lui même filmé au cours de cette même période, qu’il s’agisse de rushes, de chutes de ses films (en particulier Unknown Pleasures, Still Life, Les éternels…) et de fragments documentaires capturés au cours de ses pérégrinations à travers le pays, de 2001 à 2021. Et également de lier tout ça en inventant une histoire qui n’existait pas à l’origine, celle d’un amour entre Zhào Tāo, sa compagne et actrice dans une grande partie de ses films, et Lǐ Zhú-Bīn, acteur plus occasionnel, mais dont il disposait aussi d’images. On imagine donc un jeune couple, Qiao Qiao et Guao Bin, assez fragile, séparé du fait de son désir à lui d’aller réussir sa vie en quittant Datong, la ville du Nord de la Chine où tous deux vivent. Quelques années plus tard, elle part à sa recherche dans la zone géographique du pays qui est en train d’être engloutie lors de la construction du Barrage des Trois Gorges… Avant que le couple ne se retrouve en 2021 dans une Chine ultra-moderne, mais également pour le moins effrayante avec ce mélange que l’on connaît (?) de technologie avancée et d’oppression dictatoriale. Ce scénario n’en est pas vraiment un, juste un vague fil conducteur, et il faut se défier du résumé du film attirant le chaland en promettant « une histoire d’amour bouleversante », clairement absente !

Le dernier Jiǎ Zhāng-Kē a trois titres différents : en chinois, Feng Liu Yi Dai (Génération à la dérive) ; en anglais Caught By the Tide, c’est-à-dire « emportés par la marée » ; et enfin ces Feux sauvages en France, expliqués en ouverture : les feux de broussailles vont détruire les mauvaises herbes, mais ce n’est que temporaire, et à chaque printemps, la brise apporte de nouvelles graines qui les feront repousser. Entre la résignation devant ce contre quoi on ne peut pas lutter et l’importance de cette lutte pour sauver ce qui doit absolument l’être, le propos de Jiǎ Zhāng-Kē oscille. Les Feux sauvages est certainement un film politique, et un grand, même, puisqu’il nous permet de regarder en face ce qui disparaît, ce qui change, ce qui reste, et ce qui se profile à l’horizon, sous l’effet de décisions politiques et économiques que nous sommes impuissants à influencer, mais ce n’est pas un film bêtement militant. Jiǎ Zhāng-Kē est un cinéaste qui doute en permanence, et préfère utiliser les images pour capturer des instants flottants, des moments d’humanité fragiles, des fragments de beauté au milieu de la laideur du monde, en particulier des femmes qui chantent et des couples qui dansent, plutôt que de nous asséner un discours.

Il faut enfin parler de la forme du film, foisonnante, dérangeante, et donc passionnante : puzzle complexe constitué d’extraits vidéos, d’images de cinéma plus ou moins brutes ou plus ou moins sophistiquées, les feux sauvages nous laisse à voir l’évolution sidérante de la technologie de l’image, jusqu’à cette scène de filmage d’étalages de fruits dans un luxueux hypermarché, à l’aide d’une caméra de surveillance. Et si le spectateur sera certainement soulagé par une conclusion formellement très soignée, très belle, qui lui permet de retrouver ses marques, il n’est pas anodin que, lors de cette conclusion, le premier sourire qu’offre Zhào Tāo, qui a trimballé son spleen mutique durant tout le film, soit à l’attention d’un robot, qui se plaint de ne pas pouvoir lire ses expressions faciales derrière son masque.

[Critique écrite en 2025]

https://www.benzinemag.net/2025/01/13/les-feux-sauvages-de-jia-zhang-ke-le-cinema-comme-temoignage-des-mutations-du-monde/

EricDebarnot
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Créée

le 15 janv. 2025

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Eric BBYoda

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