Si le cinéma constitue souvent le moyen de se soustraire de la réalité, d’autres l’empoignent sans retenue. La démarche de la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania jongle sur cette fine frontière, où elle met en œuvre une narration atypique dans un travail de reconstitution remarquable. Deux mois après avoir secoué le festival de Cannes, ce récit engagé n’a pas à rougir du reste de la compétition, bien que l’étiquette documentaire qu’on lui associe tempère sa visibilité. Que dire d’une telle œuvre, qui se veut à la fois être le témoignage d’une tragédie familiale et celui d’une réflexion sur celles et ceux qui ne sont plus physiquement présents ? Fantasme ou réalité, amour ou violence, ces ingrédients font partie d’un programme qui parvient à dépasser le propos politique d’Olfa Hamrouni et de ses filles.
Après deux fictions tout à fait passionnantes (La Belle et la Meute, L'Homme qui a vendu sa peau), il est possible d’entrevoir les motivations d’une telle narration chimérique. Tout l’intérêt de celle-ci est d’en extirper son essence émotionnelle, non pas comme un argument de sensibilisation qui heurterait quiconque serait attentif à la souffrance de cette famille, mais bien comme le catalyseur d’un objet typiquement cinématographique. Olfa n’a plus que deux filles sur quatre sous sa tutelle, Eya et Tayssir Chikahoui. Leurs ainées sont tombées sous le joug de la radicalisation islamique et se sont enrôlées dans les rangs de Daech. Nour Karoui et Ichraq Matar campent alors respectivement les rôles de Rahma et Ghofrane, afin que l’on se souvienne de ce qu’elles apportaient autrefois à la cellule familiale, unie contre le patriarcat.
La joie de vivre, la joie de partager des chants et instants conviviaux, Olfa a perdu tout ce luxe malgré une foi inébranlable en l’indépendance féminine. Il suffit de repasser l’épisode d’une nuit de noces pour se rendre compte de tout ce qui cloche finalement chez cette mère, qui porte en elle la culpabilité de voir ses filles s’éloigner d’elle au fur et à mesure qu’elles grandissent. Cette charge émotionnelle est évidemment partagée avec Hend Sabri, une actrice qui a déjà fait ses preuves à l’écran (Asmaa, Noura rêve). Un jeu de miroirs se met rapidement en place, où l’unité de temps prend le pas sur les différents interprètes qui se succèdent, d’un visage à l’autre. De même, Majd Mastoura incarne les différents hommes qui ont côtoyé cette famille, un peu à la manière qu’Alex Garland a façonné et questionné la masculinité de ses Men l’an passé.
Trouver le point de fusion est essentiel dans cette manœuvre qui nécessite forcément beaucoup de mélancolie et de recul dans la même scène. Le portrait de famille trouve sa pertinence dans ses allers-retours entre les prises de paroles frontales et la théâtralité des reconstitutions. On ressent comme l’envie d’exorciser la présence de ces fameux « loups », qui sont venus arracher de jeunes femmes dont on oublie partiellement la destination. Ce film nous invite réellement à prendre part à une cérémonie visant à panser les plaies et à questionner les limites de la sororité, d’une mère à sa fille ou inversement. Avec tout cela en tête, difficile de ne pas tomber dans le piège du fantasme, où Olfa pourrait se permettre de réécrire son histoire sous les feux des projecteurs, éclipsant ainsi sa violence à l’égard de ses enfants, mais ce qui compte finalement, c’est d’inviter les souvenirs et les fantômes à se manifester.
La cinéaste opte pour la passerelle de sa reconstitution de manière ludique et de telle sorte que son audience fasse les propres connexions. Dans un souci de minimalisme, cette dernière a rarement décollé d’une chambre d’hôtel, à la fois comme le théâtre et les coulisses de son œuvre. Cette reconstitution révèle cependant ses limites lorsque le dispositif de substitution devient fonctionnel et freine certains élans émotionnels. La répétition du procédé y est sans doute pour quelque chose, mais le fait est que l’intention a le mérite de nous tenir en haleine face à autant de confessions. Raison de plus pour renforcer la voix féminine et la reconnaître à sa juste valeur. Ainsi, sans pleinement épouser l’angle du documenteur comme Kaouther Ben Hania a pu le faire en évoquant Le Challat de Tunis, et sans laisser le temps à ses sujets de s’ouvrir au monde comme dans l’optimiste Zaineb n’aime pas la neige, Les Filles d’Olfa brise en permanence le quatrième mur pour enfin cicatriser les empreintes du passé, du présent et du futur dans un reflet sublime et bouleversant.