J'ai du mal a écrire quoique ce soit. Je suis sous le choc de la puissance du film. Un dispositif fascinant qui questionne en permanence la réalité, des actrices qui jouent le rôle des filles disparues, et qui s'effacent dans les moments de documentaires, tout en interagissant comme si c'étaient vraiment elles dans les moments reconstituées. L'actrice qui joue Olfa et Olfa elle même se disputant au sujet de l'éducation qu'Olfa a donné a ses filles. Des moments quasi Making off, des moments de reconstitutions poignants.
Et surtout le trouble, le trouble du réel, de l'amour il y'en a, il y'en a eu, et il y'en aura surement encore. De la haine aussi, de la frustration face a cet autre que l'on a pas su protéger, du rejet, des erreurs, de la violence également. A ce titre le choix de faire incarner les personnages masculins par un seul acteur est une trouvaille exceptionnelle. Mais Olfa aussi est violente, pétrie de contradiction, engagée dans un minutieux process de destruction et de contrôle de ses filles. Et pourtant elle les aime, et ne les comprend pas, elles l'aiment aussi, et ne la comprennent pas vraiment. C'est donc dans une famille profondément dysfonctionnelle que se construit ce drame, c'est ce que le docu montre. Et c'est a l'intersection d'une situation politique trouble, où l'islam radical brise son plafond de verre en Tunisie que le film prend toute sa dimension. Quand tout est fragile, tout est possible. A l'adolescence, dans un pays en crise, dans une famille disloquée où les sentiments sont exacerbés, alors le pire peut arriver.
Et pourtant le film montre tout ça avec une dignité exceptionnelle, les gens filmés sont d'une force incroyable, d'une spontanéité désarmante. Les acteurs jouent des rôles délicats, mais ce qui ressort c'est les moments où ils ne jouent pas. On est pris dans ce tourbillon d'émotion, le réel toujours le réel, il ne semble jamais être enjolivé ou manipulé, on perçoit chacune des tensions de celui-ci.
Je pourrais surement en parler des heures, mais on est dans le domaine du chef d'œuvre. Ce que Khaouter Ben Hania arrive a faire en retraçant la vie de cette famille par ce dispositif, c'est presque de l'anthropologie pure, on voit tout, on croit a tout, et on sera marqué par tout, a tout jamais. De la force d'Eya, a la fragilité de Teyssir, en passant par le sourire de Ghoffrane et la sérénité de Rahma, mais aussi par la faiblesse des hommes, et par les peurs et les ambiguïtés d'Olfa, on ne peut que partager les les émotions et les points de vues multiples de ces mondes et de ces personnages qui s'entrechoquent.
On y parle de sororité, d'émancipation de politique, d'Islam, de violences intrafamiliales, mais aussi d'Amour, et finalement, chacun de ces sujets finit par éclairer le drame, le déchirement. Le tout dans un cadre visuel sensoriel et narratif absolument brillant, parfois poétique, parfois beau et chatoyant, parfois dur, froid, et noir.
Que peut la fiction, quand le réel permet tant de nuances ? Peut-être permet elle de questionner, de sonder plus profond encore, et d'éclairer l'humain dans les ténèbres et dans ses propres démons. Le film, magnifié par ce dispositif parfaitement maîtrisé, est je le crois, un pas dans cette direction.