[Critique à lire après avoir vu le film]
L'avertissement ci-dessus s'impose tout particulièrement ici : ignorant tout de cette histoire qui fut très médiatisée en Tunisie, je ne savais au début du film que ce qu'en dit Olfa, à savoir que ses deux filles aînées ont disparu, "dévorées par le loup". Bien sûr, je me doutais qu'il ne s'agissait pas d'une louve, mais de là à deviner qu'elles étaient parties grossir les rangs de Daech...
Le dispositif qu'a choisi Kaouther Ben Hania est original, autant que le sera, la même année, celui du Little Girl Blue de Mona Achache : mêler réalité et fiction, confronter les vrais protagonistes du drame à des comédiens, en y ajoutant des images d'archives pour faire bonne mesure. Montrer le faux pour exprimer le vrai, la grande leçon de Kiarostami - l'une des influences que revendique Kaouther Ben Hania - a bien été assimilée. On pense bien sûr à Close up. Deux actrices sont recrutées pour jouer les deux soeurs disparues, une troisième jouera Olfa pour les passages "trop durs émotionnellement". Quand aux hommes, ils seront incarnés par un seul comédien : une façon de les mettre tous dans le même panier. Il faut dire que, comme dans tous les longs-métrages de réalisatrices du monde arabo-musulman (qu'on pense, par exemple, à A mon âge je me cache encore pour fumer), ils ne sont pas à la fête. Il y a le premier mari d'Olfa, père absent typique, qui sera vite débarrassé du fardeau de ses quatre filles par sa femme qui le quittera. Puis son nouvel amoureux, un criminel qu'Olfa va introduire dans son foyer comme le loup dans la bergerie : on découvrira qu'il a abusé sexuellement de la plus jeune. On croisera aussi un officier de police à la main leste. Dans les scènes les plus frontales, l'acteur se révolte : ainsi lorsqu'il doit figurer l'amant pédophile. A la façon d'un making of, le film nous donne à voir ces moments, de même que ceux où les comédiennes répètent. Singulière, cette forme hybride dessert le propos au début du film : la distanciation qu'elle implique agit un peu trop. On s'agace des va-et-vient entre le récit et l'envers du décor. A partir de la scène de nuit de noces, le film s'avère beaucoup plus captivant.
Que raconte ce moment ? Olfa, endurcie dès l'enfance, va se viriliser pour ne plus dépendre des hommes : elle refuse ainsi de se laisser toucher le soir de sa nuit de noces. Alors que sa soeur, loin de lui porter secours, incite le mari à la "coincer dans un coin", elle le cogne jusqu'à l'ensanglanter, avant d'essuyer son visage avec un drap : voilà le sang de l'hymen ! Réjouissant. La vision de ce couple n’est pourtant pas totalement sombre : on verra également Olfa complice avec son mari devant la télévision.
Le foyer se voit donc privé de présence masculine. Consciente de la dureté de la société tunisienne pour les jeunes filles, pour les protéger donc, Olfa, figure complexe par son ambivalence, va prendre la place du père et les élever à la dure : dès qu'elles seront trop dévêtues, ce sera le coup de semonce, allant parfois jusqu'à la violence physique. Ironie du sort, ses deux filles aînées vont devenir bien plus extrémistes qu'elle...
Comment en vient-on à porter le voile lorsqu'on est une jeune fille plutôt coquette et insouciante ? Le film apporte plusieurs réponses. Sous Ben Ali, le voile est ... un symbole de liberté : le dictateur ayant interdit tout vêtement religieux, on se révolte de cette façon. Après une période gothique, réprimée par sa mère, Ghofrane tombe dans l'excès inverse, passant au hijab. Celui-ci devient un accessoire de mode : c'est parce qu'elle trouve ça branché que les filles portent le long vêtement noir. Voilà qui ne manquera pas de surprendre le spectateur occidental... Enfin, troisième étape, le commandement religieux. Ghofrane et Rahma vont en effet se faire embrigader, étape cruciale que Kaouther Ben Hania n'approfondit peut-être pas suffisamment. Dommage.
Retraçant l'existence de cette famille, le film n'évite pas toujours le pathos, qu'il soit heureux (les scènes de jeux, de sororité joyeuse) ou malheureux (on pleure quand même beaucoup dans Les filles d'Olfa). Il est parfois complaisant dans la durée des scènes, comme par exemple celle où les deux plus jeunes évoquent leur passage en pension, ou celle des assiettes vides. Heureusement, l'une des dernières séquences nous laisse sur une impression très forte : il s'agit des rares images que Kaouther Ben Hania a pu obtenir des deux filles aînées emprisonnées en Lybie, via un contact sur place car l'autorisation initialement donnée lui avait été retirée par les autorités lybiennes.
Ghofrane et Rahma entrent dans la pièce revêtues d'un niqab. Ghofrane tient par la main sa petite fille née là-bas et retenue en prison avec sa mère. L’enfant souffre d'un strabisme qui rend absolument poignant le regard qu'elle adresse à la caméra. En contrepoint, celui, impassible, de sa mère. La plus sidérante image du film, ce n'est pas Kaouther Ben Hania qui l'a captée. Qu'importe : c'est bien son projet qui aboutit à ce final marquant. Dans le bonus du DVD, la réalisatrice s'avère d'ailleurs tout à fait riche dans ses propos. De quoi donner envie de découvrir le reste de sa filmographie.