...compliqué.
D'abord, un avertissement : difficile d'écrire cette critique sans spoiler.
Si, pour vous, Les Filles du Dr March est un film à suspens, ne lisez pas plus loin.
Franchement : c'est de la belle image.
On commence à Noël, et on est tout de suite dans une christmas card américaine rétro, les lumières orangées, les détails peaufinés, les jolis meubles cirés, la table bien mise, les dentelles et la gentille famille de charmantes jeunes filles qui s'aiment.
C'est de la belle ouvrage, taffetas velours et brocards, rien ne manque, rien ne dérange l'harmonie. Ce qui se passe bientôt sous nos yeux effarés est aussi dans le plus pur style conte de Noël, et on se dit -Oulah !
...tout est parfait, pas un plan critiquable, chaque vignette est une parfaite petite carte postale vintage...
Et comme l'imagerie de Noël repose sur deux versants - le versant chaud, orangé, gourmand comme des tranches de pain d'épice dorées et un pot de marmelade reflétant les bougies, et le versant neige, blanc-bleu porcelaine, on a donc droit aussi à des ambiances couleurs froides, ou la lumière blanche lèche tout comme une langue de petit veau, et vient passer des lavis laiteux sur les fronts des demoiselles, les meubles de bois noir etc. , tout bien comme il se doit.
On comprend vite que cette dichromie est un dispositif-guide :
pour vous éviter de vous perdre dans les sauts passé/présent, le film peint le passé en couleurs chaudes et le présent en bleutés froids, tout simplement.
Très efficace.
Et un peu humiliant.
Le film est ainsi conçu : partant d'un "présent" ( donc forcément bleuté, comme tout présent digne de ce nom ) où Jo March tente de faire éditer ses livres, il alterne comme un beau gâteau ( sans jamais oublier le sucre glace et les fruits confits ) :
une tranche de présent, une tranche de passé ( lumière orange, voilàààà, vous avez compris ), une tranche de présent, une tranche de passé, une tranche de présent, une tranche de passé...
( cette phrase est un peu répétitive ? le film aussi ).
Chaque retour vers le passé apportant un éclairage ( orangé, donc ) de ce qu'on vient de vivre en bleu.
Pour Noël c'est nickel, très approprié, très réussi.
Le problème, c'est que ça continue, ça dure... presque tout le film.
On a le sentiment de recevoir toute une collection de christmas cards exquises, dorées au recto et blanches au verso, sur papier glacé édition de luxe avec effets de givre scintillant sur les fenêtres de l'illustration.
...ça PEUT lasser.
Un des soucis de ce dispositif est de contraindre le chef op' à n'avoir qu'une seule direction photo, qu'un seul style d'éclairage durant tout le film ( non, pardon, DEUX styles ).
... avec le risque qu'on ait le sentiment d'un temps ramené à deux interminables journées :
un long HIER chaleureux VS un long et froid AUJOURD'HUI.
On peut dire qu'avoir assumé ce risque est un choix audacieux.
Autre choix audacieux : le casting.
Les 4 actrices du titre sont sublimes, toutes...séparément.
Le premier petit souci est que ce sont des sœurs, et qu'elles doivent faire famille.
Là, c'est pas gagné.
Sans vouloir être mesquin, on a un peu de mal à y croire.
Pour réunir ces actrices merveilleuses, ces 4 étoiles, le film sacrifie carrément la sororité, pourtant CAPITALE, comme dirait Jo.
Et pour ne pas nous perdre en faisant jouer leur jeunesse ( oui, orangée ) par d'autres actrices, Greta Gerwig sacrifie la vraisemblance: elle leur fait jouer les gamines ( surtout Amy, qui nous fait mal à force de mimer la fillette, poitrine comprimée et voix tellement pas enfantine );
D'accord, ça aide à les reconnaître lors des sauts temporels, mais ça casse toute sensation de temps long, et ça donne des moments carrément gênants;
...au point que, pour sortir de cette gène, on finit par faire une conversion volontaire de spectateur bien intentionné ( si si, ça arrive ) :
On décide in petto que ces amoureuses du théâtre jouent leur propre jeunesse; on en vient à regarder ces scènes, non comme la réalité, mais comme des scénettes reconstituées où chacune rejouerait son enfance ( mais si, vous savez, comme ces frères et sœurs qui se racontent le bon vieux temps - et le moins bon - sauf que là, elles ne le raconteraient pas, elles le joueraient ).
De toute manière, on peine beaucoup à avoir une seule sensation de réalité, de c'est-en-train-d'arriver, dans tout le film.
C'est trop contrôlé pour ça, trop bien décoré, maquillé, coiffé, habillé; la lumière caresse trop bien les boiseries les cheveux les étoffes et les peaux; trop bien cadré et composé dans le moindre plan, et toujours très comme-il-faut.
Pas un espace d'écran qui ne soit voulu, qui soit hors contrôle; pas une échappée, pas un pouce de jachère: tout est méticuleusement jardiné. Même chez les pauvres c'est délicieusement pittoresque ! un régal de chaque instant, de chaque centimètre, une harmonie inflexible pour les yeux.
"Tant de soin tue le réel", se dit-on ( et on n'a pas tort, comme on va voir )
On va pas crâner, je ne mentirai pas : les premières 45 mn ont été dures.
Surtout qu'il y a un personnage abominable : la maman ( désolé, SC ne me laisse pas utiliser de police Halloween ).
J'adore Laura Derm.
C'était sans doute mission impossible, jouer cette sainte mère vertueuse au-delà de toute vraisemblance, vertueuse jusqu'à l'absurde envers ses filles, incapable de vraie chaleur ( ces moments glaçants ou elle ne parvient pas à réconforter Jo, où elle lui fait un hug avec un regard de pitié qui dit juste "pour toi c'est foutu ma pauvre et je n'y peux rien" !
Vêtir ce personnage de chair humaine, oui, c'était sans doute mission impossible pour Derm, pas vraiment faite pour le rôle.
Et d'ailleurs on se demande, au bout du compte : Gerwig l'a t'elle voulu ?
Est-ce qu'elle n'utilise pas son actrice pour, justement, laisser poindre un commentaire en demi-teinte sur cette forme de maltraitance ?
Parce que, et c'est là que le film devient intéressant, entre les cartes postales, Greta Gerwig installe progressivement des décalages, laisse glisser des ombres furtives - au début on n'en n'est pas sûr - et cette sensation de non-réalité finit par prendre un sens, peu à peu.
Il y a un lièvre dans les postcards : on ne nous montre pas du VRAI, on nous montre un récit, celui de Jo.
Et, pour moi, ça devient intéressant.
A la moitié environ, si vous êtes encore là, si vous n'avez pas quitté la table à belle nappe because overdose de pudding et de thé au gingembre, vous commencez...à tendre l'oreille...à surveiller les coins de l'écran...à chercher à voir derrière les jolies façades du décor;
ça se corse, ça se gâte lentement, la lumière change peu à peu ( enfin ), jusqu'à la surprise finale...
va-t'on dire "twist" ?
Non, ce n'est pas du Shyamalan.
La surprise qui nous prend à revers est si finement installée ( pas brutale, pas de jumpscare! ), si modérément exprimée, toujours bien élevée et pleine de bonnes manières, qu'on se demande un instant si on a bien compris;
et c'est bien la seule fois du film où on se pose cette question.
Mais, oui, avec cette fin doucereusement vénéneuse, c'est un bon film - et même on se dit Ah, mais alors c'est un film comme ça en fait ?
Ce finale bitter-sweet change subtilement le sens et le genre de tout ce qu'on a vu :
...in cauda venenum ?
in cauda remedium ?
( hé ! j'ai réussi à ne pas spoiler, finalement ! )