Exilé en Europe pour ne pas risquer de tomber dans les filets du Maccarthsme, Jules Dassin commence par réaliser en 1950 un polar sur les bas-fonds londoniens. Un polar très noir et tragique.
Un rabatteur de boite de nuit, petit escroc à la petite semaine que tous les forbans de la nuit aiment bien car assez inoffensif, croit en sa bonne étoile. Il est poursuivi par le destin qu'il finira par trouver un jour devant lui.
On est complètement dans la tragédie grecque.
Le héros, Harry Fabian, interprété par un Richard Woodmark remarquable avec son visage d'ange, court, court poursuivi par un Destin implacable. Il se sort d'une petite combine pour en échafauder une nouvelle et surtout pour fuir les dettes qu'il accumule, les promesses qu'il ne tient pas. Il court, il court pour tenter d'échapper à son Destin.
Un jour, le Hasard qui est une autre forme du Destin, le met en position de monter une nouvelle affaire qui lui permettra d'atteindre la respectabilité qu'il recherche depuis si longtemps. "I just wanna be somebody".
Il y a une autre façon de le dire : le Destin qui en a marre de poursuivre Harry sans succès prend donc l'aspect du Hasard pour monter à Harry un piège sophistiqué et enfin le rattraper. Pour ce faire, Harry parvient à être l'organisateur de combats de lutte gréco-romaine. Enfin, il tient sa situation. Son bonheur est maximal lorsqu'il reçoit la plaque en cuivre portant son nom et son titre. Mais le Destin reste en embuscade. A la fin, un Dieu vengeur, au-dessus de la mêlée, siffle la fin de la récréation.
Et pourtant, dès le début, il y avait un moyen d'échapper à son Destin mais Harry ne le voit pas, ne l'entend pas. C'est sa compagne Mary, interprétée par une somptueuse Gene Tierney, qui l'aime, superbe et envoutante chanteuse dans un cabaret, lui passe ses fantaisies et essaie de l'exhorter à rentrer dans le rang, à trouver un petit job stable. C'est la Raison. Mais Harry ne veut pas écouter cette Raison qui l'empêcherait de se faire une vraie situation à la hauteur de ses capacités.
"I just wanna be somebody".
Le Destin tient son personnage, sa victime. Encore faut-il qu'il l'attrape.
Jules Dassin a réalisé un film noir d'une densité et d'une efficacité éprouvante pour les nerfs du spectateur. D'abord, Harry (Widmark) nous est sympathique (avec sa gueule d'ange). On voit bien qu'il est en train de s'empêtrer, qu'il ne cesse de dégringoler, que les escaliers ne font que descendre. Même si Harry croit atteindre le Nirvana. Le spectateur sait qu'on est dans un processus inéluctable ; Jules Dassin ne nous épargne aucune des étapes. Ce que le spectateur sait, c'est que la course finira, que Harry finira par trouver le Destin devant lui. Ce que le spectateur ne sait pas, c'est comment.
Plusieurs scènes sont magnifiques. J'en retiens deux en particulier.
La scène de la dernière rencontre entre Mary et Harry est grandiose et déchirante. Les dès sont jetés. Et pourtant, Harry tente le tout pour le tout. Il essaie de vendre (au Destin) ce qu'il ne possède même plus : lui-même.
La scène du combat – à mort - entre les deux vieux lutteurs est d'anthologie. Dans un silence juste entrecoupé par le bruit des coups et des halètements des deux hommes, on sent une tragique authenticité.
Film qu'on voit, qu'on revoit sans qu'on se lasse. Un Richard Widmark à la fois pathétique et angoissant. Une Gene Tierney rassurante et sublime.