Souvenir d'une vie
Le titre du film est déjà une splendeur à lui seul... Alors, déjà je suis en extase devant Ingrid Thulin de sa première apparition à l'ultime seconde où elle quitte la chambre, d'ailleurs le bon...
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le 4 mars 2011
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Ingmar Bergman est comme hanté par une éternelle interrogation. Question métaphysique sans réponse possible et qui renvoie ses créatures à la situation même dont ils cherchent à s'échapper. Pourtant son pessimisme n'est pas absolument négatif. Une issue se présente le plus souvent, parce qu’elle est nécessaire. Doués de volonté et de persévérance, ses personnages surmontent l'absurdité de l'existence en prenant conscience de celle-ci. Dans la filmographie perpétuellement évolutive du réalisateur, long voyage tourmenté mais en quête de plénitude, il existe certains opus qui, s’ils ne rendent pas les autres inutiles, les dépassent. Les Fraises Sauvages relève de cette catégorie. Il englobe par sa thématique l’ensemble des idées chères au cinéaste et exprimées jusqu’alors, recouvre en un saisissant raccourci toute sa pensée, ou plutôt son ontologie. Le trajet de son protagoniste fournit l’assise d’un portrait intérieur qui relève d'un genre jusqu’alors inédit. L’analyse proustienne est redoublée par la reconstitution, à la manière de James Joyce, de l'unité synthétique d'une affectivité, par un constant recours aux strates enfouies de la personnalité. Pour la première fois, le héros bergmanien n’est pas un homme de son âge, encore moins un adolescent tout proche comme le Henrik de Jeux d’été ou le fils de l’avocat des Sourires d’une Nuit d’été, en lesquels il était (trop) facile de reconnaître, avec ou sans béret, l’individu Ingmar Bergman. Isak Borg a soixante-dix-huit ans, et c’est Victor Sjöström qui l’interprète superbement, en une émouvante leçon d’abnégation, lui apportant ses rides et sa voix cassée, le fléchissement de ses épaules et sa démarche incertaine, la remarquable clarté de son regard et la robustesse de sa carrure de vieux chêne. Pour l’artiste, il n’est plus question de recul ou de jugement contemporain, il s’agit de prescience. Car ce vieillard c’est surtout lui-même, dans la juste mesure où il l’a voulu ainsi, jusqu’à le doter de ses propres initiales. Taillant dans la chair vive d’un être riche et divers, déroutant et complexe, l’auteur livre une œuvre toute vibrante d’incertitude sur la fragilité de la condition humaine. Nulle amertume dans cette méditation grave et désillusionnée, mais une sérénité conquise de haute lutte, une approche lucide et bienveillante de la vieillesse, la féérie d’un temps retrouvé par les dérèglements de la mémoire.
Gloire de sa profession à qui il a sacrifié des rapports humains trop vite jugés parasitaires, Isak est l’image achevée de l’activiste ulcéreux et cycliquement sanatorial sous les traits duquel certains ont voulu voir le cinéaste. Derrière son attitude austère, son égoïsme, sa froideur émotionnelle, sa pusillanimité, son aveuglement, ses manies érigées en règles de vie, on devine aisément beaucoup de mesures destinées à conjurer une anxiété profonde. On sait la précarité des défenses dont s'entourent les égocentriques. Et à la veille de son jubilé médical, consécration de sa réussite sociale, Borg voit s'écrouler tout l'édifice. Un extraordinaire cauchemar-semonce le prévient que le néant est tout proche : le temps, tissu de la vie, est mort lui-même ; le cadran de l’horloge a perdu ses aiguilles comme les visages ont perdu leurs reliefs et leurs yeux. Ce rêve influence la vie éveillée du héros qui décide d’effectuer un pèlerinage sur les lieux mêmes de son enfance et de son adolescence. Sa bru, la perspicace Marianne, l’accompagne dans son périple. Elle est incarnée par Ingrid Thulin, dont la sensibilité un peu lasse, la secrète langueur, le beau visage qu’assombrit une double expression d’absence et d’étonnement, justifient qu’elle ait été l’une des actrices préférées de Bergman. En cours de route, un orage éclate, la pluie dégouline sur les vitres du véhicule. Séparé de l’extérieur par un écran de buée et le déclic monotone des essuie-glaces, le vieillard se souvient. Bientôt les traits oubliés d’autrefois apparaissent dans un entrelacs de feuillages et remplissent le champ du cadre à ras bord telle une broderie fin de siècle. Voyeur blotti dans une clairière pommelée, il se revoit sous les traits d’un étudiant trop préoccupé de sa réussite universitaire, et condamné de ce fait à un dépit amoureux. Marqué à tout jamais par cette blessure sentimentale, il épouse par résignation une autre femme. Seule sa situation le passionne. Aussi intransigeant envers lui-même qu’envers autrui, il fait une brillante carrière et accède à tous les honneurs qui lui sont autorisés. En contrepartie, il perd irrémédiablement l’affection de sa compagne. Lorsque leur fils se marie, ce garçon a tellement été défavorablement impressionné depuis son plus jeune âge par le spectacle des dissensions familiales qu’il refuse d’avoir des enfants. Puisque sa jeune épouse en désire ardemment, ils se brouillent. Et le vieux professeur, à la suite de ces évocations, s’aperçoit qu’il a gâché sa vie, par vanité puérile et égoïsme pontifiant. Il décide alors d’employer ses dernières forces à encourager la réconciliation du jeune ménage.
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En effet, le moment est venu pour Isak de demander pardon et, avant de mourir, de renouer avec les autres qui sont à la fois l’enfer et le paradis : retour au pays natal, à la vieille demeure familiale, à la villa des dernières vacances, aux fraises des jeux d’été, à Sara, restée par-delà soixante années sa seule raison, sa seule saveur de vivre. Un dies irae inaugure le juin souriant. Entre lever et coucher du soleil, une épiphanie se produit. Locus amoenus. L’octogénaire se mêle invisible aux fantômes du passé et rejoue sans modifier son apparence le rôle de sa jeunesse. Le spectateur est happé par ce flot de songeries pour peu que son courant de conscience personnel soit en état de s’y fondre en se mettant à son diapason, à son degré de fluidité et d’évanescence. Une autre Sara, étudiante rieuse rencontrée au cours du voyage et à laquelle Bibi Andersson prête sa pétillante attitude, sa charmante fantaisie, défiera le temps écoulé en réactivant l’idylle d’antan. Le choix de la même actrice pour les deux personnages n’est l’objet d’aucun commentaire, d’aucune précaution ou justification. Simplement, Sara revient pour dire à Isak en le quittant qu’elle n’aime que lui, aujourd’hui, demain et toujours. Seul l’amour pouvait ainsi enfreindre la règle de l’éphémère existentiel. Mais l’introspection ne s’en tient pas à ce stade préventif. Succédant immédiatement au Septième Sceau, le film reprend en le dilatant le moment de paix complète où le chevalier goûtait auprès des comédiens le lait de l’hospitalité. Et quand Sjöström sourit, à la fin, l’image est d’une beauté et d’un apaisement qui triomphent de tous les regrets, reproches et déceptions exprimés au cours du récit qui y amène. Raide au matin, il se couchera le soir bon comme le pain.
À travers l'inconscient révélé par cette journée, le médecin assume et appréhende pour la première fois ses vrais problèmes. Il essaie de changer, de s'ouvrir sur le monde. Pendant longtemps, cette volonté échoue : les portes demeurent fermées. Seules l’autostoppeuse beatnik et la belle-fille racée et intelligente lui manifestent quelque sympathie. Borg reste en proie à l'inquiétude. Il lui faut corriger sa conception de son enfance, y retrouver un soulagement, se délivrer des fixations de jadis. Vient alors le quatrième rêve, sur lequel s’achève l’histoire. Isak se voit à la recherche de ses parents, avec lesquels il a toujours entretenu une relation conflictuelle. La cousine le conduit sous un arbre, près d'un golfe. De l'autre côté, le père et la mère pique-niquent dans une atmosphère radieuse. Le paradis perdu est enfin retrouvé, et en se réveillant, le protagoniste semble avoir compris la nature même de ses troubles. Cette conclusion renvoie au prologue où on le voit rédiger un manuscrit, sans doute sur l'expérience qu'il vient de vivre. La façon dont il se décrit en solitaire maniaque dévoile tout le chemin qu’il a parcouru. Dans un coin un chien est étendu, compagnon nouveau (nulle part ailleurs il n'en est question). Car après ces vingt-quatre heures si riches en découvertes, le docteur Borg ne peut plus rester complètement seul. Sa retraite volontaire est maintenant devenue forcée. Et ce début contient en lui-même tout le dénouement qui se réfère aux notions les plus abstraites : ambiguïté de la nature humaine, impuissance de l'homme toujours en retard sur l'instant contenant le bonheur, douloureuse prise de conscience des échecs de l’existence, éternelle question de la naissance et de la mort...
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Si Bergman scénariste s'impose ici davantage que dans d'autres œuvres, Bergman metteur en scène et directeur d'acteurs reste entièrement présent derrière la nouveauté du sujet. Tout au long du film, trois examens se superposent : d’abord l’auto-analyse du héros, ensuite son analyse par le cinéaste, enfin une participation active du public aux deux précédentes. Certains aspects du personnage ne sont qu’effleurés pour mieux laisser ouverte la voie de l’interprétation. Ainsi le cinéaste se garde-t-il de précipiter le spectateur dans une logique artificiellement préconçue et conserve-t-il à Isak une ambivalence suffisante pour le douer de vie et de réalité. La volonté de statisme marquée dans les plans précédant le générique constitue une sorte de clé méthodologique de la réalisation : plus grande fixité dans les parties concernant l'état de veille, plus grande mobilité dans les rêves. Déplacement et condensation sous-tendent la poussée onirique. Isak est comme clivé en deux, à la fois présent et absent. L’état d'éveil et l'état imaginaire, l’effroi refoulé et la remémoration tendre alternent et s'unissent, estompant les démarcations entre actualité et passé, conscience et divagation. Seul compte la réalité de l’âme. Au seuil du sommeil, la destinée de l’homme qui reconnaît humblement sa faute suscite un tableau en mouvement, un moving picture. Les trois composantes du film sont la pratique du spectacle, la permanence de l'angoisse et le souvenir. Ils constituent aussi en amont et en aval les phares du réalisateur, qui se rappelle leur proche parenté. Reprenant le cadeau que Mia offre au chevalier du Septième Sceau, réinsérant le motif des fruits de Jeux d'été, le cinéaste clôt le premier volet de son travail. Le film préfigure aussi la saga familiale des Ekdahl, comédiens emboîtés dans leurs mises en abyme et entourés par des panneaux d’art nouveau scandinave, des boiseries qui viennent de la salle à manger des Borg. Fanny et Alexandre berce, Les Fraises Sauvages hante.
Bergman est un révélateur davantage qu’un capteur. La vérité l’intéresse plus que le réel à proprement parler, celui-là n’étant convoqué devant l’objectif qu’aux fins d’illustrer celle-ci. Aussi les fraises sauvages n’ont pas le même statut que la cerise dans une autre leçon de philosophie automobile dispensée par Kiarostami. Par-delà ses particularités, Isak témoigne pour l'humanité entière. En ce sens, cette œuvre totalement subjective se transforme en chant véritablement cosmique. Car toute expression de la vie intériorisée a pour modèle la Nature. Le silence de la lune, l'eau étale, le croassement des corneilles, le grincement inquiétant des essieux du corbillard et du lit du nouveau-né sont des signes inscrits sur les fronts et écorces du merveilleux trajet vers le trépas. La nature aiguise le regard et l'oreille. Elle raffine le sentiment et ouvre l'esprit. La Sara des rêves d’Isak avait raison : tout est injuste. Le châtiment traditionnel pour un cœur de pierre est la solitude. Sous-entendu, l'isolement de la vie. Non pas le privilège, la plénitude de l'autonomie, mais la carence affective. La mort apparaît même comme une délivrance à une existence qui n’est qu’une sorte d’hibernation perpétuelle. Vérité de la désolation dont la musique fournit les instruments : le violoncelle, la harpe, le piano pour la fête du tonton sourd, la guitare d'Anders, les cornets festifs. La cloche qui sonne le glas. Devant les vitraux du Moyen Âge, la société remet au docteur les insignes de la gloire. Le "ménage à trois" lui offre une aubade en guise d’adieu. Au seuil du repos, le père évoque sciemment les silhouettes de spectres haïs, aimés, disparus. Entre sol et ciel, près du lac, aux endroits où l'offrande de la sève monte de la terre, le fils s'endort dans la quiétude. Ainsi s’égrènent, éclairées de liquides arpèges lointaines et immortelles, la suave mélancolie, la lumineuse transparence des Fraises Sauvages.
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le 3 juil. 2012
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