On s'en fout, de l'histoire...
Histoire téléphonée de deux barons du bétail, les Terril (classes et machiavéliques) et les Hanassey (white-trash et violents) qui se disputent un point d'eau, dont le terrain est possédé par la fille d'un propriétaire mort, Julie Maragon (Jean Simmons). Arrive un pied-tendre, Jim McKay (Gregory Peck), qui veut éviter un bain de sang mais est fiancé à la fille Terril (Carroll Baker).
L'histoire est fort prévisible, mais c'est la mise en oeuvre qui fait de ce western bien plus qu'un western de plus. Les personnages, les situations, les décors, tout est magnifiquement exploité.
"Les grands espaces" sont une superproduction, il suffit de regarder le casting. Mais le décor est sublime de bout en bout et joue un rôle à part entière. Il s'agit d'un plateau vallonné à l'herbe rase, visible à parte de vue, au sein duquel les maisons semblent des jouets. Le film pose très bien cette impression dès le début, avec la petite ville où vit l'institutrice. Mais il y a d'autres lieux mémorables : Big Muddy, seul point d'eau idyllique, où sautent les poissons-chats ; la maison des Terril, réplique arrogante de celle de Maragon ; le camp des Hannassey, mal entretenu ; et surtout, la star de la fin du film : Blanco Canyon, passage obligé pour aller chez les Hanassey. Ici l'espace est décliné sur un rythme épique qui lui est propre. La scène où Peck et Heston se tabassent une bonne partie de la nuit, leurs minuscules silhouettes noires se détachant sur la grande plaine, est mémorable.
Les personnages, ensuite. Précurseur de "Liberty Valance". Le héros refuse constamment de se battre ou de prouver quoi que ce soit aux autres. Il n'ouvre la bouche que pour dire des choses décisives, et ne craint pas de se mettre en danger. Le talent de Gregory Peck permet même de nombreuses échappées vers la comédie, comme lorsqu'il fait semblant de s'évanouir en écoutant une histoire d'exaction indienne racontée par Jean Simmons. Le personnage de cette dernière évolue beaucoup : de simple institutrice faire-valoir de la pétulante Caroll Baker, elle se fait orpheline fragile qui ne parvient pas à se résoudre à vendre sa terre, puis déborde de plus en plus de sensualité.Heston, en chien de garde de Terril, a la sagesse de rester en retrait - la marque d'un grand acteur. Les deux chefs de clans, Charles Bickford en irlandais mégalomane, cynique et hypocrite, et Burt Ives, avec son élocution de pasteur, sont très attachants.
Les situations ménagent une grande variété de ton, qui privilégie la dramaturgie sur l'action. Il suffit de voir la scène du duel entre McKay et le fils Hanassey, qui révèle sa propre couardise, avant de se faire cracher dessus, puis tuer par son père. La scène ménage une pause dans l'intrigue principale, mais est émouvante. Le duel final entre les deux chefs est également beau, signe d'une époque où les gros pourris sont encore capables de régler leurs problèmes eux-mêmes sans envoyer des sbires.
Enfin, les scènes d'action sont toujours millimétrées : je pense au plan montrant le boggey de Peck et Caroll Baker. La caméra panote, avec des souches au premier plan, puis on voit les fils Hanassey en train de faire les idiots. Quand ils voient la carriole, ils montent en chevaux, mais un qui faisait la sieste reste en arrière pour mettre ses bottes. Superbement chronométré. Même chose avec la scène de pillage du camp des Hanassey (ce carrousel de cowboy tirant dans un réservoir pour y faire des trous...) ou celle où les fils Hanassey se font tabasser (une porte s'ouvre, Heston en sort, puis les trois gars qui trébuchent dans la poussière, puis le reste des hommes d'Heston).
Neuf, c'est beaucoup ? Je ne sais pas. J'ai vraiment pris mon pied en regardant ce western, et puis Jean Simmons est belle à damner un saint.