Le bruit et la fureur : la marche vers le chaos :
‘Les harmonies Werkmeister’ s’articule en trois mouvement narratifs distincts qui peuvent se lire comme une marche vers le chaos. Le premier de ces mouvements présente au spectateur la situation d’une petite ville hongroise en proie à la misère et à l’immobilisme, dans laquelle la population vit une existence difficile marquée par le froid, l’incurie et l’inertie. C’est un monde glacial, désolé, au sein duquel les relations sociales sont réduites à une communication minimale ou à des rapports d’intérêts. De ce monde en proie au marasme émerge deux figures : celle de Valuska et celle de monsieur Ezter. Le premier est un simple postier, fasciné par l’ordre cosmique et l’univers des astres, le second un vieux musicien virtuose dont le principal intérêt consiste en ses recherches sur l’harmonie naturelle. A ces deux figures originaires, il faut ajouter celle de la baleine, qui survient à la fin du premier mouvement, tractée dans la ville par une bande de forains menée par un dénommé ‘prince’, et dont la venue vient trouble l’inertie première de la ville.
Le second mouvement, quant à lui, s’attache à relater les troubles qui surviennent corrélativement à l’introduction de la baleine au sein de la ville par une troupe de forain. Ces troubles sont d’abords marqués par leur absence ; le spectateur, par l’intermédiaire du postier Valuska, puis du musicien Ezter, ne prend connaissance de leur existence que par le moyen de la parole. Ces troubles prennent la forme de la rumeur, du on-dit, de la parole rapportée d’un bouche à oreille douteux. On parle d’agressions, de ‘bandes d’enfants’, de groupes armés, de phénomènes inhabituels voir surnaturels. La narration, d’abord, sous-entends sans donner à voir. En outre, en contrepoint de ces rumeurs, une tentative de restaurer l’ordre est entreprise par Madame Ezter, la femme divorcée de Monsieur Ezter, qui voit dans cette opportunité la possibilité de s’emparer du pouvoir politique. Mais cette tentative échoue dans un premier temps : le second mouvement se clos par le déchaînement des forces destructrices à l’œuvre et jusqu’ici celées, dissimulées sous le voile de la parole. Sous l’appel dudit ‘Prince’, maître de la baleine, une foule d’hommes se met en marche à travers la ville et saccage l’hôpital ainsi que les malades s’y trouvant avant de se disperser, semant le chaos et le carnage dans le reste de la ville. Scène apocalyptique qui sanctifie la survenue du chaos, la scène de l’hôpital se déroule dans un silence absolu, sans une voix, sans une parole, soulignée brutalement par les seuls bruits des pas des destructeurs et des objets brisés.
Le troisième et dernier mouvement, également le plus court, narre la prise de pouvoir de la ville dévastée par Madame Ezter. Mais cette prise de pouvoir apparait en rien comme légitime : elle se fait par l’entremise de l’armée, et s’impose par un processus de domination brutale et arbitraire marquée notamment par l’arrestation de Valuska. Ainsi, à l’inertie originelle de la ville, succède d’abord le chaos destructeur, puis l’émergence d’un régime totalitaire fondé sur la force armée. On peut, à cet effet, parler d’un chaos structuré, organisé, qui prend l’apparence de l’ordre mais qui n’en possède que le revêtement superficiel, ultime achèvement du désordre destructeur. Cette véritable course au chaos s’accomplit ainsi dans la structure d’un ordre brutal et arbitraire dont les ‘rêveurs d’éternité’ que sont Valuska, Monsieur Ezter, et la baleine, sont les victimes immolées. Car Valuska succombant au désordre universel, sombre dans la folie, tandis que Monsieur Ezter demeure seul et rejeté ; quant à la baleine, elle est laissée à son sort sur la place publique, ayant achevé son sombre office.
2) la confrontation des Weltanschauungs :
Dans les ‘harmonies Werckmeister’, chaque personnage, ou chaque groupe de personnages, incarne de manière sensible une conception du monde, une ‘Weltanschauung’. C’est par la friction, la confrontation même, de ces Weltanschauung, que le récit se structure de manière dialectique. On peut distinguer trois Weltanschauung distincte au sein des ‘harmonies Werckmeister’. La première, et la plus évidente, rassemble le postier János Valuska, Monsieur Ezter, et dans une certaine mesure la baleine. Tous trois sont des rêveurs d’éternité ; tous trois sont des êtres inscrits dans un cosmos universel ; tous trois sont des créatures vouées à la communion et à l’expression d’une réalité supérieure définit par l’harmonie et la transcendance. En ce sens, ils sont des ‘être-cosmique-. Valuska, lui, est représenté comme la figure du voyant, du visionnaire qui, au-delà du commun des mortels, parvient à saisir, dans le gigantesque cosmos, une vision de l’harmonie universelle, d’un monde définit par la stabilité, la beauté, la joie. Il est celui qui devine dans les mouvements des astres la parfaite constance de l’univers dont les hommes devraient être les spectateurs émerveillés. Monsieur Ezter, lui, recherche dans la musique une harmonie pure, naturelle, antécédente à l’époque baroque de Andréas Werckmeister qui aurait corrompu l’harmonie naturelle par la gamme tempérée et qui fait référence à la musique antique de Pythagore et d’Aritoxène. Ces recherches le conduisent lui aussi vers l’idée d’une harmonie universelle dont la musique serait l’expression. Quant à la baleine, elle possède un statut ambivalent. Bien qu’elle soit le catalyseur de la violence évoquée ci-dessus, elle ne l’est que par l’hideux travestissement que lui a fait subir ‘le Prince’. Originellement, elle est évoquée par Valuska comme une créature fabuleuse et extraordinaire créée par Dieu dans l’infinité de l’océan. La Baleine, créature mythologique s’il en est, possède ici le double statut de fantasme hypnotique producteur de violence, mais aussi d’être en rapport avec l’infini, réifié pour les besoins de désordre du ‘Prince’. Ces trois personnages ont ainsi pour caractéristique de s’extraire de la contingence du monde et d’être en rapport avec l’éternel, l’immuable, le fixe, le divin. Leur domaine d’action n’est pas le monde des hommes mais le Cosmos universel. Il ne serait pas faux de les qualifier d’idéalistes ou d’utopistes, dans la mesure ou le centre de leurs préoccupations -ou leur être même concernant la baleine- s’accomplit dans une tension avec le transcendant et concerne la croyance en une universelle concorde.
La seconde Weltanschauung décelable est celle de de ‘l’être-destruction’. Celle-ci s’incarne dans la figure du ‘Prince,’ mais aussi dans celle de la foule anonyme qui agit comme pure énergie destructrice. Le ‘Prince’, d’abord, se développe comme une figure énigmatique dont l’apparence et toujours dissimulée et qui se définit par la parole. Le ‘Prince’, en effet, agit toujours dans l’ombre, caché dans l’immense camion qui lui sert de repère et dans lequel est exposé la baleine. Il n’est jamais visible directement, sinon par l’entremise de l’ombre projetée sur le sol ou sur le mur de tôle du camion de forains. Ce qui le caractérise, c’est l’acte de la parole, l’acte d’énonciation. Il ne participe jamais directement à l’acte destructeur, physiquement parlant s’entend, parce qu’il est l’incarnation du principe même de destruction qui s’accomplit par la parole-destruction. Le ‘Prince’ est ainsi le principe de l’action, non l’agent lui-même ; il met en action, mais n’agit pas lui-même parce qu’il n’est pas de l’ordre du sensible, mais du principe. C’est pourquoi il n’est jamais montré, exhibé, c’est aussi pourquoi il agit par l’intermédiaire non seulement de la parole, mais aussi par la figure mythologique de la Baleine qui lui sert de justification illégitime au recours à la violence. En ce sens, le ‘Prince’ fait figure de principe corrupteur qui, par la force de persuasion du discours, met en acte le produit même de son discours. Cette mise en acte s’accomplit par l’entremise de la foule. Cette foule, le spectateur la voit à plusieurs reprises sur la place publique, autour du camion de tôle renfermant la baleine ; il la voit d’autre part dans l’acte de destruction même lors de sa marche vers l’hôpital, puis durant le saccage de celui-ci. Dans ces deux moments de la narration, la foule est caractérisée par l’anonymat. Plus d’individus singuliers et authentiques, mais une force collective brutale caractérisée par son implacabilité et sa violence. Si la parole était le propre du ‘Prince’, l’acte destructeur est celui de la foule. Elle est la destruction qui s’accomplit dans sa matérialité, dans sa corporéité. C’est pourquoi elle s’accomplit dans le silence en ce qu’elle fait ce que la parole mettait en mouvement : elle n’a pas besoin de parler puisqu’elle accomplit la parole même.
Enfin, la troisième Weltanschauung est celle du totalitarisme politique et s’incarne dans la figure de Madame Ezter et de celle, grotesque, de son amant, le capitaine. Celle-ci prend les traits de l’intrigante dont les manœuvres souterraines servent son intérêt propre sans considérer celui de la collectivité mais dont l’action prends l’apparence de l’altruisme et du service collectif. En ce sens, l’action de Madame Ezter pour rétablir l’ordre est tout autant dispensatrice de désordre que celle du prince et de ses thuriféraires, mais procède d’un ordre différent. Ainsi qu’évoqué ci-dessus, ce principe de désordre se meut sous l’apparence de l’ordre légitime, et recouvre la brutalité de ses agissements sous la maxime de la nécessité. La violence prend alors la forme des armes de guerre, de l’intervention militaire, du régime policier tourné vers le contrôle social des individus. Son credo est l’ordre publique, son étendard le bien-fondé d’un retour à un état politique marqué par l’arbitraire de ses décisions et sa structure fondamentalement inégalitaire et destructrice. Mais, à la différence de la Weltanschauung de ‘l’être destruction’, la violence de celle-ci n’est pas sans but, mue par le pur principe de la destruction : elle est le produit d’individus déterminés dans un espace socio-culturel donné -incarné ici sous la figure de Madame Ezter et de son acolyte- dont le motif d’action est l’intérêt individuel. Cette forme d’égoïsme primaire gangrène les relations sociales et accomplit sa violence par la contrainte illégitime qu’elle exerce sur les individus afin de les plier à l’ordre arbitraire dont il est à la fois le producteur et la caution ; en ce sens, l’intérêt individuel structuré sous forme de système politique autoritaire est autotélique et n’a besoin, par conséquent, d’autre justification que lui-même. Il fonctionne non sur l’accord des esprits, la concertation politique, mais sur l’imposition dogmatique d’un ordre arbitraire. C’est en ce sens qu’il est un chaos structuré, parce qu’il s’exprime sous la forme hautement rigide de l’état et de l’ordre moral, mais qu’en deçà, il est manœuvré par l’intérêt individuel dont le ressort principal est celui du désir. L’ordre apparent n’est ainsi que l’expression figée d’une force mobile et chaotique qui, lorsqu’on s’y oppose, s’assouvit par la destruction systématique de l’opposant. Ainsi de Monsieur Ezter, contraint par l’odieux chantage de sa femme à accomplir ses volontés, ainsi aussi de Valuska, accusé arbitrairement d’avoir participé à la destruction de l’hôpital et interné, victime immolée du chaos structuré.
3 ) une disharmonie cosmologique :
De la confrontation de ces trois Weltanschauung émerge la constatation d’un univers désaccordé, d’un cosmos disharmonique, fondamentalement voué à au désordre, au chaos, à la violence. Cette disharmonie qui prend la forme d’une impossibilité, s’exprime d’abord dans une société marquée par la misère et l’immobilisme. L’espace dans lequel ‘les harmonies Werckmeister’ se déploie est définit par l’exiguïté des intérieurs, et la désolation glacée des extérieurs, toujours bornés par l’assemblage labyrinthique des rues aux architectures vacillantes. L’espace se caractérise par sa pesanteur, sa corporéité ; il pèse, littéralement, dans l’image dans le sens ou il se montre inamovible et en proie à la corruption. La ville où se produit l’intrigue des ‘harmonies Werckmeister’ donne à voir un monde en perpétuel déclin, dans un temps circulaire dans lequel rien ne s’élève de beau ou de nouveau : tout est marqué par la précarité, la dégénérescence. Ainsi du café dans lequel se rassemble misérablement quelques poivrots à la tombée du jour et dans lequel Valuska raconte chaque soir ses visions extatiques du cosmos : Ainsi l’intérieur de chez monsieur Ezter dans lequel s’entassent une quantité invraisemblable de bibelots, de même que la monstrueuse remorque de tôle dans laquelle gît la baleine. De ce fait, les conditions matérielles d’existence du monde sont réduites à une corporéité lourde, pesante, ridé par le temps ; c’est un monde qui, dans son déploiement matériel, est fondamentalement dissonant, corrompu, décadent, toujours renvoyé à la dégénérescence des corps, et à l’exiguïté des espaces dans lesquels les êtres se meuvent.
D’autre part, cette disharmonie sociale s’exprime par l’instabilité social et politique qui définit l’humanité comme essentiellement violente et désaccordée. Désaccordée parce qu’incapable de s’extraire de son égoïsme pour parvenir à un entente collective susceptible de produire une société harmonieuse. Que ce soit du côté des intrigants représentés par Madame Ezter, ou que ce soit du côté de la foule destructrice commandée par le Prince, aucune figure rédemptrice n’apparait susceptible de venir s’opposer aux chaos, l’un structuré, l’autre pur être-destruction, qui déferle successivement sur la ville. Le postier Valuska et le musicien Ezter n’apparaissent jamais comme des sauveurs potentiels, héros sacrés de l’ordre cosmique. Au contraire, ils sont toujours repoussés par l’ordre humain, rejeté à l’extérieur. Ils ne font pas figure de rédempteur mais d’anomalies et de victimes ; ils sont non pas au cœur de l’humanité, mais à la frontière. L’un comme l’autre, d’ailleurs, n’agissent pas dans la sphère perceptible immédiatement constatable du monde contingent des humains, mais dans celle -peut-être fictive- du cosmos. Ainsi, Valuska comme monsieur Ezter vivent en contrepoint de l’humanité, ils sont des exceptions dont la marginalité ramène infailliblement à l’égoïsme et à la violence des autres êtres humains. D’ailleurs, le couple que forme le Prince et la foule incarne le principe de l’être-destruction et ce principe devient de fait consubstantiel à la condition humaine ; car ce ne sont pas des individus isolés qui agissent à la marge des pratiques communes, c’est une foule entière dirigée par un principe de barbarie. Les figures individuelles de Valuska et de Monsieur Ezter en sont tout à fait distinctes et se caractérisent par leur isolement. tandis que les intrigues de madame Ezter font de l’être humain une créature égoïste
Enfin, c’est le cosmos lui-même qui est définit comme dissonant : la figure mythologique de la baleine, créature marine et biblique ‘vouée à l’infini de l’océan’ selon les dires de Valuska, est ici travestie dans le rôle d’un monstre de foire destinée à être exhibé et dont l’action sur la population est profondément néfaste. En effet, l’hypnotisme produit par se monstruosité excite les ardeurs destructrices des spectateurs et permet au Prince d’étendre son emprise sur la foule. Le mythe s’élabore ainsi non comme la définition de l’ordre du monde mais comme celle de son désordre intime, de son organisation chaotique. D’autre part La figure mythologique de la baleine peut s’interpréter à la fois comme explication mythologique d’un cosmos désordonné et violent, mais aussi comme un outil de manipulation des masses. De fait, le Prince use du pouvoir de fascination de la baleine et le travesti afin de l’utiliser selon ses propres intérêts, c’est-à-dire en redéfinissant la figure de la baleine.. En outre, la figure du ‘Prince’ fait référence à un personnage de légende caractérisé par sa noblesse ; cette figure est ici travestie à son tour en un être démoniaque producteur de chaos. Ainsi, toutes les figures mythologiques assimilées à la noblesse ou à l’ordre cosmique sont redéfinies, travesties, et leurs significations sont renversées en un sens tout à fait inverse à celui qui était le leur. Mais, contrairement au cosmos évoqué par Valuska ou à l’harmonie naturelle recherchée par monsieur Ezter, ces définitions du cosmos sont directement constatables dans la matérialité de l’univers développé. Leur action est visible, incarnée, et leur existence n’est pas réduite à l’évocation par la parole ainsi que les mondes auxquels font référence Valuska et monsieur Ezter. A l’harmonie cosmique à laquelle il se réfère qui n’est qu’un pur acte de parole, s’oppose le cosmos disharmonieux, chaotique et violent de la matérialité.
Poétique du noir et blanc :
‘Les harmonies Werkmeister’, ainsi que la plupart des films du réalisateur hongrois, a été réalisé en noir et blanc. En nuance de gris, plutôt, selon les propres mots de Belà Tarr. Ce choix esthétique fort, à l’heure du numérique, de l’iamx et de la réalité virtuelle, est révélateur d’un parti pris important qui caractérise l’esthétique générale de l’œuvre de Belà Tarr, et celle des ‘harmonies Werckmeister’ en particulier. D’abord, et selon l’aveu même du réalisateur, l’utilisation du noir et blanc suppose une coupure nette avec le réel. "Par le noir et blanc, on exclut d'emblée la possibilité qu'un spectateur ait l'illusion de la réalité" affirme-t-il dans son entretien avec Corinne Maury et Olivier Zuchuat. En effet, la vision humaine recompose l’espace à partir de la lumière captée par l’œil et le recompose en couleur. L’utilisation d’une échelle de gris plutôt que des couleurs auxquelles sont habituées l’œil produit ainsi sur le spectateur une étrange sensation de déréalisation, d’ailleurs, de regarder un monde distinct de celui auquel il est habitué et le place d’emblée dans un univers fictionnel. Dans ‘les harmonies Werckmeister’, l’utilisation du noir et blanc signale le temps et l’espace de la fiction, un espace déréalisé, fictionnalisé, dont la fonction est de déterritorialiser le spectateur. Car le noir et blanc, enlevant la couleur, estompe le contour des choses, leur donne une consistance amoindrie, produit un espace qui semble sortir d’une autre réalité. Cet effet d’irréalité, travaillé par Belà Tarr en accentuant les contrastes ou au contraire en les réduisant, permet la production d’un espace cinématographique similaire à celui du conte en onirisant le réel, en lui procurant l’aspect flottant du l’imaginaire.
D’autre part, l’utilisation du noir et blanc sert les intérêts propres de la narration et s’élaborent comme un langage cinématographique à part entière. L’intérêt de ce travail de la couleur est de pouvoir varier les contrastes de noir et de blanc à volonté afin de souligner l’action dramatique par la lumière. Ce travail spécifique du noir et blanc produit ainsi ou des camaïeux de gris terne qui aplanissent l’image, ou bien des contrastes forts similaires à ceux du clair-obscur des peintres baroques et qui étaient particulièrement utilisés par les cinéastes expressionnistes. Dans ‘les harmonies Werckmeister’, l’un et l’autre se succèdent et sont distinctement répartis selon les besoins narratifs. Les temps de de présentation et de description, lorsque l’intrigue se noue souterrainement, sont exécutés sous le régime d’une échelle de gris terne, utilisant ces tonalités de couleur rapprochées qui égalisent les formes, aplanissent l’image, lui procure une densité amoindrie. Concernant les scènes dramatiques, notamment les scènes de mise en action des personnages, elles sont traitées par le moyen de forts contrastes de lumière qui soulignent l’intensité dramatique de la scène notamment par la déformation de la perspective et par l’esthétisation du plan qui devient une sculpture d’ombre et de lumière mettant en exergue certaines parties du plan, enfouissant les autres dans l’obscurité. D’autre part, ils produisent un singulier effet d’irréalité L’utilisation de ces contrastes lumineux correspond ainsi à des enjeux dramatiques et narratifs dont l'effet est d'intensifier l'action, ou au contraire d'en diminuer l'impact.
Mais l’utilité du noir et blanc ne s’arrête pas là. Filmer par le moyen de ce procédé, c’est représenter un monde privé de couleur, partant privé d’une partie de l’existence humaine. Ainsi, ce que permet le noir et blanc, c’est de produire un espace symboliquement dévitalisé, dont l'existence est similaire à celle du spectre, c'est à dire amoindrie dans sa matérialité. L'esthétique du noir et blanc participe ainsi à la représentation d'un monde dégénérescent, privé de ressources vitales, privé de forces d'existence. Elle n'est pas qu'un procédé narratif permettant d'oniriser l'espace et d'intensifier ou de diminuer la puissance dramatique d'une scène, mais doit se comprendre comme la poétique d'un réel dévitalisé sujet à la corruption et à la souffrance.
Le temps révélé
On a souvent défini le cinéma de Belà Tarr comme un cinéma du temps. Mais cette notion de ‘cinéma du temps’ est éminemment problématique car le cinéma est essentiellement un art du temps ; Andrei Tarkovski définissait d’ailleurs le cinéma comme ‘le temps scellé’, titre éponyme de son livre testament, qui définissait le cinéma comme étant l’art ayant la spécificité de saisir le temps et de l’immobiliser, de le ‘sceller’ sur la pellicule. De fait, toute captation d'une scène sur une pellicule suppose de filmer une durée, c’est-à-dire du temps ; en ce sens, tout plan, tout cinéma, est un art du temps. Belà Tarr, quant à lui se distingue par la temporalité qu’il déploie dans ses films, c’est-à-dire par la qualité du temps filmé dans les plans. C’est que la temporalité, chez Belà Tarr, est extensive. Chaque plan restitue une temporalité distendue, élargie, allongée, permise par les longs plans-séquence qui constituent la grammaire essentielle du langage cinématographique du cinéaste hongroise. A titre d’exemple, ‘les harmonies Werckmeister’, long d’environ deux heures vingt, est constitué de trente-neuf plans, soit une moyenne d’environ trois minutes et trente secondes par plan. Ces longs plans séquences qui s’allongent démesurément produisent, en contrepoint, une condensation de l’action dramatique. La longueur des plans durant lesquels la caméra suit l’action dans un mouvement lent et solennel permet l’émergence d’un temps densifié, qui s’attache à chaque visage, restitue chaque expression chaque action, s’accroche à chaque interstice d’espace. Le temps élargi des ‘Harmonies Werckmeister’ densifie ainsi la tension dramatique en rendant particulièrement compact le temps déployé et en s’attachant à rendre la pesanteur de ce qui se joue.
D’autre part, ce temps allongé, pesant, dense, s’éloigne du temps vécu par le spectateur : c’est qu’il ne cherche pas à produire une temporalité qui donne l’illusion d’un temps-vérité. Le temps des harmonies Werckmeister est le temps du drame qui s’y joue ; Belà Tarr s’attache à rendre celui-ci, non à produire une temporalité agréable au spectateur en qu’elle lui donnerait la sensation d’immersion dont il a l’habitude. Or, ‘les harmonies Werckmeister’ s’élabore comme un conte noir dont l’enjeu est de donner à voir un monde en déclin dans un cosmos voué au chaos et à la disharmonie. L’allongement du plan correspond à cette temporalité du conte, permet l’émergence d’un temps distinct de celui du spectateur et s’accordant à la lourdeur du propos. Ce dont il s’agit, c’est de rendre compte de la dégénérescence de cette petite ville de Hongrie renversée par le surgissement du chaos destructeur puis par l’émergence d’un régime autoritaire. Plutôt que raccourcir le temps à l’extrême dans le but de suggérer l’éclatement de ce monde, Belà Tarr l’étire au contraire afin de fixer dans l’espace et dans la physionomie des personnages l’incorporation de ce temps dégénérescent. Rejoignant la déréalisation produite par l’utilisation du noir et blanc, l’usage du plan-séquence comme norme de plan, ainsi que l’étirement de la durée de ceux-ci contribue à esthétiser les scènes et à produire une temporalité onirique, comme suspendue, temps crépusculaire qui, à l’instar du monde dans lequel il prend forme, se déroule comme une lente agonie. La temporalité des ‘harmonies Werckmeister’ participe directement comme procédé narratif à la mise en scène d’un monde en déclin.
Cela étant, la particularité du temps chez Bélà Tarr, et ce pourquoi l’expression ‘cinéma du temps’ apparaît comme parfaitement légitime, c’est que le temps devient lui-même objet de cinéma. Car Belà Tarr ne s'attache pas à filmer des histoires; lui même déclarait en 1987 : "Je déteste les histoires, puisque les histoires font croire qu'il s'est passé quelque chose. [...]Il ne reste que le temps. La seule chose qui soit réelle c'est probablement le temps". En ce sens, l’esthétique du temps chez Belà Tarr -et à fortiori dans ‘Les Harmonies Werckmeister’- peut être nommé le temps révélé. En effet, l’allongement du temps dans chaque plan ne consiste pas en un simple procédé narratif, mais intègre l’observation aiguë du passage de celui-ci sur les choses. Ainsi, l’utilisation du plan-séquence comme procédé de narration majeure permet de rendre sans interruption (comme c’est le cas dans les narrations classiques, notamment par le champ / contre-champ) du processus du temps sur les choses et les êtres. En effet, s’accomplissant d’un seul trait, sans recomposer la scène par un découpage technique, le plan-séquence, dont l’étirement du temps est le principe, devient révélateur du temps lui-même. Ce qui est révélé c’est la manière dont le temps affecte le cosmos, de rendre compte de son imperceptible accomplissement par la focalisation sur les traces qu’il laisse, telle l’usure des meubles ou des bâtiments, les rides sur les visages, ou le changement lent ou subite d’une physionomie. En ce sens, le cinéma de Belà Tarr est véritablement métaphysique.
Le réalisme métaphysique :
Le réalisme poétique désigne une partie de la production cinématographique française des années 1930-40, et demeure une notion problématique en ce que les deux termes juxtaposés semblent contradictoires. En effet, le réalisme désigne le procédé qui consiste à s’approcher le plus possible du réel, à le rendre le plus fidèlement possible par l’entremise de l’œuvre d’art, c’est-à-dire à abolir la distance existante entre l’œuvre qui est une reproduction et la réalité dont elle est le produit, en un mot à produire un ‘effet de réel’. Or, un réalisme poétique, c’est un réalisme romantisé, esthétisé, partant déformant le réel qu’il s’attache à rendre. Ce procédé particulier, utilisé dans le cinéma français des années 1930-40, produisait des films dont l’intrigue se déroulait dans des espaces modernes et populaires, présentait des personnages également d’origine populaire ayant le langage de leur classe, et évoluant dans des intrigues souvent tragiques qui voulaient rendre compte des difficultés sociales rencontrés par les classes populaires. En revanche, le traitement esthétique de l’image, notamment par l’usage de la lumière et des décors, réutilisant les procédés expressionnistes de déformation de l’espace, produisaient un rendu onirique, estompant les contours des choses et les plongeant dans une atmosphère oscillant entre la reproduction d’une réalité quotidienne populaire, mais baignant dans une sorte d’onirisme idéalisé tenant de l’ordre du poétique. Cette esthétique avait pour fonction de rendre compte de la réalité d’une classe sociale déterminée -celle des ouvriers, des petites gens etc- tout en atténuant la misère et parfois la laideur de celle-ci, participant à une démarche laudative qui s’attachait à chanter la classe populaire. D’autre part, le réalisme poétique possédait une fonction éminemment politique qui produisait le double effet de procéder à l’éloge d’une classe populaire typifiée dans la figure de certains acteurs (notamment Jean Gabin) tout en démontrant de manière atténuée son martyr dans la nouvelle société industrielle, plaçant celle-ci en contrepoint . La poétisation du réel représentée servait ainsi autant à un éloge de la classe populaire qu’à une critique éminemment sociale des rapports déséquilibrés entre les différentes classes.
Ce procédé du réalisme poétique est similaire à l’esthétique développé par Belà Tarr dans ‘les Harmonies Werckmeister’. En effet, l’œuvre est constituée d’éléments matériels sociaux-culturellement marqués, incrustés dans une sphère politique et social déterminée : celle de la Hongrie populaire. On reconnaît les figures marquées, les rues étroites et délabrées de petites villes d’Europe de l’est, les cafés pittoresques et les intérieurs fanés ; la langue est hongroise, les mœurs tout autant. Tout indique l’appartenance à un espace géographiquement circonscrit, et se rapporte à un univers socio-culturellement déterminé. Les différents éléments matériels, corps et bâtiments, sont marqués dans leur consistance par l’espace socio-culturel dont ils sont le produit. Mais d’autre part, ce monde si typique, si pittoresque, semble se fondre dans une atmosphère brumeuse et déréalisée ; bien qu’on reconnaisse les marqueurs culturels afférents aux éléments constituant les plans, ceux-ci perdent de l’épaisseur du fait même de l’esthétique de l’image. En ce sens, l’espace des ‘Harmonies Werckmeister’ est curieusement universalisé. Ce n’est plus en effet seulement une ville de Hongrie sujette à des troubles sociales et politiques, mais UNE ville, peu importe laquelle, dans laquelle s’introduit violence et chaos ; on pourrait même affirmer que ce n’est pas d’UNE ville dont il s’agit, mais de LA ville. L’espace du film s’élargit en effet du contexte particulier de la ville hongroise et se déplace vers un espace universel d’une ville qui devient l’archétype de la ville humaine. L’espace dans lequel se déploie ‘Les Harmonies Werckmeister’ s’élargit ainsi au-delà de la culture dont il est le produit, et s’élabore comme un espace transculturel dont les problématiques transcendent les frontières du particulier pour s’élever vers l’universel.
Ce procédé permet de définir l'esthétique ‘des harmonies Werckmeister’ comme celle d’un réalisme métaphysique. Ancré dans une géographie conscrite et identifiable par la typicité de ses modalités d’existence matérielles, l’esthétisation de l’ensemble par le travail de la lumière ainsi que l’utilisation du plan-séquence compose une réalité dans laquelle ce ne sont plus des hommes singuliers au sein d’un contexte socio-culturel qui sont représentés, mais littéralement l’Homme dans le cosmos. Les conditions d’existence des hommes sont ainsi élargies jusqu’à traiter de la condition de l’homme en tant que tel. C'est cette tension esthétique entre des éléments marqués dans leur existence matérielle par les conditions de leur production les circonscrivant à une sphère géographico-historique donnée, et le traitement esthétique de ces derniers au sein du plan qui estompe leur ancrage socio-historique, qui permet de glisser de l'homme singulier à l'Homme universel. Ainsi, la petite ville dans laquelle se produit l'intrigue devient une ville-monde, une ville-cosmos, et l'humanité qui y vit est, par extension symbolique, l'Humanité. C'est pourquoi on peut parler de réalisme métaphysique, en ce que l'esthétique du film fait advenir à l'écran des problématiques inhérentes à la condition universelle de l'humanité et qui concerne à la fois son identité et la place qui est la sienne dans le Cosmos.
Une bifurcation dystopique :
Le film de Belà Tarr, ‘les Harmonies Werckmeister’, est une adaptation du roman ‘La mélancolie de la résistance’ de l’écrivain hongrois Laslo Krashnahorkaï ; à ce titre il est une fiction adaptée d’une fiction, ou plus exactement, la traduction d’une fiction écrite par les moyens du cinéma. La diégèse déployée au sein des ‘Harmonies Werckmeister’ n’est donc en aucun cas une chronique ou un récit historique mais s’élabore dans un espace-temps distinct du monde actuel, c’est-à-dire du monde présent pour nous à chaque instant et qui constitue notre univers de référence. Ainsi, pour pénétrer dans le monde des harmonies, il faut faire un pas sur le côté, se détourner momentanément de notre monde actuel : à cet effet, il faut procéder à une bifurcation pour parvenir à entrer dans ce que Thomas Pavel appelle un ‘monde possible’. Celui-ci, dans son essai 'Univers de la fiction', citant le philosophe Alvin Plantinga définissant un monde possible comme "une manière possible dont les choses auraient pu être, ... un quelconque état possible des choses" Ce monde possible possède des intrications nettes avec le monde actuel. Il ne s’agit pas d’un espace narratif absolument distinct de toute relation à celui-ci qui serait un pur produit de l’imagination et qui n’entretiendrait aucune relation avec lui. Au contraire, on peut affirmer que le monde des ‘Harmonies Werckmeister’ est en étroite corrélation avec le monde actuel en ce sens qu’il procède d’une divergence d’éléments déterminés de ce monde, réarrangés afin d’en détourner légèrement la trame originelle. A ce titre, pris isolément, chacune des parties de la diégèse développée possède une existence équivalente dans le monde actuel. Il existe d’autres villes misérable sujet à la violence social et politique ; il existe de même d’autres figures semblables à celle du Prince, ou des caractères similaires à ceux de Valuska. En revanche, c’est leur arrangement dans la structure du monde qui diffère et qui compose -ou recompose- un monde différent. Le monde possible développe donc un univers réarrangé, recomposé, dont l'une ou plusieurs des composantes se détournent des lois classiques de notre univers de référence actuel.
Le monde déployé par ‘Les Harmonies Werckmeister’, quant à lui, procède d’une bifurcation dystopique. Il donne à voir une société civile en proie au marasme qui sombre dans la folie de la violence et du chaos. Ce monde est précisément dystopique parce qu'il est un scénario du pire, qu'il présente un univers accablé, sujet au vice, terre du mal et de la dégénérescence. Loin d'exprimer un monde harmonieux et parfait qui s'élaborerait comme idéal, 'Les Harmonies Werckmeister' procède d'une démarche tout à fait inverse qui consiste à donner à voir un monde possible dans lequel l'ordre des choses est fondamentalement imparfait et corrompu. L'univers des harmonies est un univers faillible, dans lequel l'ordre habituel des choses est renversé pour se métamorphoser en la représentation d'un univers dégradé; il y'a ainsi un déplacement des éléments qui composent notre monde de référence vers un monde dans lequel ils seraient corrompus, défaillants, voués à l'échec, à la ruine, et au mal. 'Les Harmonies Werckmeister' peuvent se voir comme la relecture radicalement négative du monde qui est le notre.
Par conséquent, cette bifurcation dystopique s'élabore sur la base d'un renversement axiologique. Dans notre monde actuel, le vil, le mauvais, le destructeur, semble en lutte ce qui serait d'un ordre contraire, de l'ordre du bon, du vertueux, de l'altruiste; il semble ainsi constituer d'un ensemble de forces qui luttent entre elles sans qu'un des deux pôles prennent définitivement le dessus. En ce sens, le monde actuel est en perpétuel oscillation, comme un jongleur sur un fil allant de droite à gauche sans jamais s'arrêter à définitivement d'un côté; il est en perpétuel balancement. Le monde des 'Harmonies Werckmeister', quant à lui, est marqué axiologiquement par le déséquilibre des forces: Tout ce qui est de l'ordre du chaotique, du destructeur, pèse de tout son poids sur l'ordre inverse. Il n'y a, pour ainsi dire, même pas de lutte, puisque les valeurs tournées vers l'harmonie et l'ordre cosmique sont minoritaires, d'emblée défaites car incapable même de combattre. Le monde des 'Harmonies Werckmeister' est ainsi marqué par une axiologie du chaos et du mal qui s'affirme comme étant la substance des choses et des êtres. En cela, l'oeuvre s'élabore sous l'oeil de Satan, principe de discorde et de violence, attaché axiologiquement à l'univers lui-même.
Un monde inhabitable :
Dans son essai 'La pensée du roman', Thomas Pavel écrit que « Le roman est consacré à l’homme individuel saisi dans sa difficulté d’habiter le monde ». On pourrait ajouter que le roman n'est pas la seule forme d'art à rendre compte de la difficulté d'habiter du monde mais que c'est l'apanage de la fiction dans son acceptation générale. En effet, projetant pour le sujet récepteur un monde qui s'écarte du monde actuel, qui, comme nous l'avons vu, bifurque, la fiction agit réotractivement en ramenant systématiquement le sujet récepteur au monde actuel dans lequel il se trouve et transpose les problématiques inhérentes au monde fictionnel dans le sien propre. La fiction devient dès lors comme un miroir déformant des choses et des êtres permettant la possibilité d'un regard critique; et ce regard critique a pour principal fonction d'interroger notre capacité à habiter le monde. Dans 'Les harmonies Werckmeister', cette interrogation porte sur trois dimensions distinctes. La première concerne l'espace matériel. En effet, le monde des harmonies se caractérise par une matérialité souffreteuse et soumise au principe de devenir, c'est à dire à la corruption. Les corps sont des corps souffrants, en proie à la douleur produite par un monde infertile; les choses sont usées par le passage du temps, et la ville semble au bord de la ruine. C'est un monde qui est, matériellement inhabitable parce qu'il oscille toujours au bord du précipice, qu'il paraît toujours prêt à se déliter, à se décomposer, comme pris en plein processus de désagrégation. Cet univers douloureux et sujet à la corruption ramène invariablement le spectateur à sa condution humaine d'être contingent voué à disparaître. 'Les harmonies Werckmeister' lui rappelle qu'il est un être mortel dont le corps pourrira une fois mort et que le monde dans lequel il vit est, autant que lui, sujet à l'altération et à la souffrance.
D'autre part, la question de l'habitabilité du monde dépasse le cadre strict de la matérialité et s'élargit au domaine moral. Dans les harmonies, la discorde est le principe fondamental des relations humaines. Celles-ci sont mues par la dynamique de la prise de pouvoir dont la violence sociale et politique est le corrollaire. De ce fait, toutes valeurs collectives transcendantes ou toutes formes d'idéalisme moral sont impitoyablement balayés par cette discorde universelle; la société humaine est représentée dans une crise perpétuelle qui envahit à la fois les dimensions matérielles et morales de son existence. Pas de valeurs supérieures auxquelles se référer, pas d'ordre moral à maintenir ou à restaurer ni de divinité garante d'un certain équilibre: la société est définie comme un pur jeu de dupe ne fonctionnant que par la duplicité et la violence afin de servir des intérêts individuels. Cette représentation de la société humaine rapporte le spectateur aux propres failles de son univers dans lequel la difficulté d'élaborer une société juste et un consensus universel sont prégnants; elle lui parle des instabilités politiques qu'il connaît, et des luttes individuelles pour la conquête du pouvoir qui lui sont familières.
Mais elle s'élargit encore pour dépasser les dimensions précédentes et s'élever jusqu'à une dimensions métaphysique. En effet, 'Les harmonies Werckmeister' donnent à voir un cosmos disharmonieux dans lequel les figures mythologiques -celles de la baleine et du prince- sont travesties en figures démoniaques dont l'action déstructure le monde plutôt qu'il ne l'ordonne. En outre, les évocations d'un cosmos harmonieux par le postier Janos Valuska et le musicien monsieur Ezter, sont démenties par le déferlement de violence qui s'abat sur eux et qui dissipent l'illusion de son existence; celui-ci n'est, en définitive, qu'une expression verbale sans consistance, plus proche du fantasme compensatoire qui viendrait s'interposer entre une réalité fondamentalement douloureuse et le sujet énonciateur, que d'une réalité effective. De fait, la réalité cosmique des 'Harmonies Werckmeister' est bien plutôt chaotique, et entre en contradiction direct avec la possibilité d'un monde stable et accordé dans lequel l'existence s'accomplirait sans heurt ni violence. Le spectateur est ainsi rapporté à la propre instabilité de son monde actuel, dont la nature tempêteuse possède la double symbolique de principe générateur et corrupteur; il est confronté à ce qui, au sein de son propre cosmos, est de l'ordre du chaotique, du désordonné et le questionne sur la nature profonde de celui-ci.
L’identité malheureuse :
Antonio Damasio définit deux formes d’identité : le moi central transitoire, qui correspond au présent actuel, perpétuellement actualisé et actualisant du sujet conscient, qu’on pourrait définir comme le moi phénoménologique; le moi autobiographique qui correspond à la mémoire qu'un sujet a de ses expériences vêcus formant l’histoire du sujet et lui servant de structure narrative de sa propre identité. Les œuvres de fiction, en tant que possibilité non actualisée du monde, interroge le sens de l’identité qui est celle du spectateur, en ce qu’elles confrontent à leur histoire autobiographique l’hypothèse d’une autre histoire, venant rappeler à ce dernier la contingence de son identité. Cette contingence, heurtant la stabilité de l'identité du spectateur, vient questionner les valeurs et croyances qui la structurent. Ainsi, la possibilité d’un monde tel que déployé dans ‘les Harmonies Werckmeister’ confronte celui-ci à la possibilité du chaos et du mal et comporte plusieurs niveaux de lecture. Le premier est celui de la conscience individuelle. Le spectateur est ramené aux motifs de ses actions propres et à leur bien fondé; il est interrogé sur la responsabilité qui est la sienne dans la série des actes dans laquelle il s'inscrit et sur la possibilité de sa propre défaillance. L'identification aux personnages lui rappelle que, comme eux, il est susceptible d'être lui-même producteur de violence, germe de chaos, ou victime abus. Heurté, par l'intermédiaire de l'oeuvre, à une altérité radicalement autre qui est celle du personnage, il est d'autre part ramené à ce qui est essentielle en lui, à ce qui le définit en tant qu'être singulier et authentique, c'est à définir ce qu'est son ipséité.
Le second est d’ordre socio-politique. L’univers des ‘Harmonies Werckmeister’ est en effet profondément marqué par la discorde entre les différents groupes sociaux. L’organisation collective est toujours défaillante, se soldant ou par la violence fanatique et chaotique, ou par l’instauration d’un ordre autoritaire. Ni l’un, ni l’autre ne construise un espace collectif harmonieux, fruit de la concorde des individus. L’organisation sociale est perpétuellement ramenée à un jeu de pouvoir qui s’accomplit ou par la force brute ou par l’entremise des intrigues politiques. Tout ordre supérieur, transcendant la simple sphère individuelle pour envisager l’émergence d’une identité collective durable est systématiquement mis à mal. Ainsi, la collectivité n’émerge jamais parce qu’elle est toujours mise au service d’individualités (Ici Madame Ezter ou le Prince) qui détournent l’intérêt commun pour le leur propre. De ce fait, la dynamique sociale s’établit sous le rapport de l’égoïsme et du pouvoir politique. Ainsi, dans un contexte politique marqué par la croissance des populismes réactionnaires, par un individualisme patent et dans lequel la corruption des élus semble interminable, ‘les harmonies Werckmeister’ questionne quant à la possibilité de construire une société altruiste dont le bien commun serait produit par la concorde des individus. Exacerbant les tares des systèmes politiques actuels, l’œuvre nous pose la question de la nature et de la possibilité de notre identité collective en nous renvoyant constamment à la manière dont nous faisons société.
Enfin, le dernier est d’ordre ontologique et concerne la nature humaine elle-même. Par le moyen du réalisme métaphysique, ‘les harmonies Werckmeister’ est un conte métaphysique dont le sujet est la condition humaine au sein du cosmos. Par conséquent la question de l’identité ne concerne pas seulement les consciences individuelles ou collectives, mais embrassent l’essence humaine en soi. Ce qui est en jeu, c’est la définition même de l’humanité, ici représentée comme fondamentalement égoïste et violente. De fait, toutes les figures rédemptrices préoccupées par l’ordre cosmique, par une réalité transcendante à la matérialité du monde humain, sont impitoyablement brisées par une humanité brutale uniquement préoccupée d’elle-même. Cette construction du récit nous interroge sur le motif de nos actions et sur la réalité de notre condition : elle nous ramène à la tension qui existe entre les pulsions souterraines qui nous animent et les idéaux auxquels nous nous rattachons, questionnant la dialectique qui existe entre les deux. Plus généralement, elle nous questionne sur la manière dont nous vivons dans le monde, et la manière dont nous vivons le monde. En effet, la question de la nature humaine ne peut s’envisager que dans un double rapport : celui du rapport qu’elle entretient avec elle-même, et celui qu’elle entretient avec le cosmos.