(Cette critique a été écrite à chaud, elle peut sembler sévère, mais je crois qu'elle interroge quelque chose de plus large que le j'aime/j'aime pas qu'on peut légitimement attendre d'un texte sur un film, qui a d'ailleurs depuis fait son chemin dans mon esprit, et dont je suis convaincu qu'il s'agit d'un opus majeur, malgré mes réserves. Je la publie donc telle quelle)
Les Herbes sèches m'a placé dans l'état exactement contraire au dernier film de Victor Erice : le film est sublime tout du long, et manque sa sortie. Arrêtons-nous dessus, puisque c'est sur cette frustration que les lumières se rallument.
Dans l'avant-dernière scène du film, le personnage principal, professeur d'arts plastiques frustré exerçant dans un collège du fin fond de l'Anatolie, annonce sa mutation à la jeune élève qu'il a humilité tout du long du film, et la rabaisse à nouveau en la sommant de s'excuser d'un geste (que je ne révèlerai pas) qu'elle était du reste légitime de commettre. L'élève le fixe, inflexible, sans colère, sans jugement, douleur dignement contenue, et ponctue le monologue de son tortionnaire d'une voix très douce. "Mais s'excuser de quoi, Monsieur ?" ; "Mais vous dire quoi, Monsieur ?" ; "Puis-je partir, Monsieur ?". On est au présent de la situation, dans une tension extraordinaire entre la logorrhée du professeur, et l'opacité apparente de la fillette. Le silence de la jeune fille dit tout, renvoyant à sa vacuité le triste spectacle d'un homme prêt à déshonorer les autres pour ne pas avouer (et s'avouer à lui-même) sa fatigue d'être soi, sa proximité effrayante avec le vide. Des scènes comme ça, le film les enfile auparavant comme des perles - je n'oublierais jamais, par exemple, ce que Ceylan peut aujourd'hui faire, en un décadrage, d'une scène de discussion politique à priori abstraite, sa mise en scène atteignant une liberté et une fluidité rares. Seulement voilà, vient la fin : le personnage gravit une colline, sa voix-off s'élève, poétise un peu sur le vent, la neige, les herbes sèches du titre. On voit le visage de la fillette apparaître en ralenti, et en off le professeur avouer : ses mensonges, sa faiblesse, qu'il a conscience de tout, que tout était fait sciemment, et que cette jeune fille saura mieux vivre que lui, mieux se battre, mieux s'aimer et aimer les autres. Cette conscience, ainsi nommée, me gêne, parce qu'elle sauve en quelque sorte le personnage, qui tout du long faisait tout pour demeurer insauvable, un peu comme le jeune héros du Poirier sauvage, actif malgré tout dans son aigreur. Comme si Ceylan, in extremis, ne faisait plus confiance à la cruauté de son geste, au dessin si précis, si net, de cet anti-héros ignoble qu'on prend tant plaisir à observer pendant 3 heures, à aimer malgré tout, sans jamais s'y identifier. A quoi bon orchestrer des scènes si splendides si c'est pour accoucher d'un épilogue aussi sirupeux, qui fait triompher la quête de sens sur la recherche de matière dans lequel le film s'engage très vite ? Car c'est bien le pari que semble faire Les Herbes sèches, celui du temps long, celui de la situation, donc de la contradiction, et donc de la vitalité, la respiration des scènes. Alors pourquoi affaiblir, au finish, un grand film matérialiste en l'achevant d'une voix-off qui trahit tout ce qu'on a vu jusqu'à présent ? Matérialiste, ce monologue intérieur ne l'est pas : il est surplombant, d'inspiration métaphysique, et recouvre de mots définitifs (et explicatifs) l'incroyable puissance dialectique que le film déploie auparavant.
Uzak se terminait par un zoom sur le visage d'un homme, attendant sur un banc, dans le froid. Un des plus beaux plans au monde. Cet homme ne disait rien, et on comprenait tout, ou l'on se berçait de cette idée, de tout comprendre, qui n'est jamais réellement possible. Le zoom vers son visage indiquait peut-être que là, dans le froid, cet homme était en train de mesurer ce qu'il avait manqué, en laissant ce cousin des campagnes tant toisé, tant méprisé, partir sans se retourner. Quel sens de la fraternité, du partage, avait pu lui faire défaut. Le problème des Herbes sèches, je crois, c'est que c'est Uzak vingt ans plus tard. Le film raconte les mêmes choses, il y a les mêmes motifs (les deux bouffons perdus dans la neige, la perte des illusions, la photographie, la lassitude d'espérer, la fascination pour une femme qui demeurera toujours plus vivante que nous). Uzak se taisait sur la fin et parlait à notre cœur, Les Herbes sèches déborde d'un vouloir-dire qui finit par ne plus rien dire. On dit souvent que les jeunes cinéastes veulent mettre trop de choses dans les premiers films et qu'ils se canalisent avec le temps. Je crois que c'est exactement le contraire. Les premiers films, quand ils sont grands, imposent un monde avec une puissance concise et précise, qui appartient je crois à l'insouciance et la magie primaire des premiers gestes. Plus Ceylan avance, plus il complexifie - tant mieux, cela veut dire qu'il se pose de plus en plus de questions. Mais à trop complexifier vient le risque de soudainement prendre peur, et ne plus faire confiance en sa puissance d'évocation. Comme si Ceylan devait asseoir désormais une position, celle du grand cinéaste turc que l'Europe adore, et toujours devoir se forcer à jouer un coup en plus, scène après scène. Les films des rares grands auteurs actuels se financent probablement en grande partie sur leur nom, leur carrière, leur image de marque. Ceylan doit continuer de prouver quelque chose, alors il arrondit un peu les bords, prend le risque ou le non-risque de relier in extremis tous les fils qu'il devrait laisser dénoués. Et donc, de sabrer le mystère. De finir par expliquer son monde, au lieu de le laisser exister jusqu'au bout.