Parmi les merveilles cinématographiques de 2022, on peut dorénavant compter Le otto montagne. Adaptant le roman éponyme de l’italien Paolo Cognetti, le couple de réalisateurs belges Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen propose une lettre d’amour à la montagne et aux montagnards, et un grand film sur l’amitié et la relation père-fils, trois très belles matières de cinéma.
Pietro est un garçon de douze ans, qui vit en ville avec ses parents. Un été, ceux-là louent une maison dans un petit village de montagne des Alpes pennines, à Grana. C’est là que Pietro rencontre Bruno, neveux de la propriétaire de la maison, dernier garçon du même âge qui vit dans ce village isolé et abandonné. Une amitié évidente naît alors. Puis les enfants deviennent des hommes, qui évitent de marcher dans les pas de leurs pères, mais qui finissent par revenir dans leur montagne natale pour se retrouver.
Le otto montagne est un film dont l’attention à la nature est intrinsèque à sa fabrication filmique. Le film s’écologise – on invente le mot –, au sens où il fait territoire. Définir son territoire, pour une œuvre, est un processus qui l’ancre dans un réel, donc dans un univers de potentiel. C’est ainsi qu’il définit ses lois. Sur ce théâtre optique, qu’est originellement le cinéma, il ne peut se passer ou ne se raconter quelque chose, que si il y a un tour de scène délimité, où le spectacle vivant peut s’y dérouler. Et vivant, le spectacle l’est ! Le récit s’enclave ainsi entre la Savoie et le Valais suisse, quelque part dans les montagnes de la vallée d’Aoste. Pour un film dont les scénaristes/réalisateurs ne sont pas italiens, c’est un choix important. En décidant de s’implanter dans le lieu originel de l’histoire, pour raconter cette même histoire, les producteurs et les réalisateurs font le choix de l’écologisme ; de oîkos « maison » et lógos « discours » en grec ancien : accorder le discours à la maison dont il est issu. Ce choix sous-tend un caractère particulier immédiat. Une ambiance, une lumière, un décor, une langue. Les animaux sont dans les rues. Les maisons sont en pierre. Les costumes sont en laine. Les matières ont la place d’exister à l’image. La ruralité montagnarde n’est alors pas un concept, c’est un ensemble de petits éléments qui vivent intriqués. Poser ce décor, est ce qui permet aux réalisateurs d’offrir une œuvre aux inspirations pagnolesques crédible et sensible, d’enchaîner les tableaux de vie, et d’énoncer un naturalisme poétique.
Il faut d’emblée sous-ligner la musique du suédois Daniel Norgren, entre sons de la forêt, orgues mélancoliques et voix folk, elle accompagne discrètement le métrage, n’impose pas sa présence, laisse le silence et les bruits du vivant occuper la majeure partie du montage. Le film évite toutes les facilités au pathos, et propose quelques moments simples de silence entre les humains, ce qui permet à l'ambiance sonore de prendre toute sa place. Le son a l’archaïsme de l’analogique mais une grande douceur de timbre. La photographie, signée Ruben Impens, adapte ses focales, son champ de vision et son rapport à la proximité et aux distances, selon l’élément filmé. Le cadre général du métrage s’adapte lui aussi à la verticalité de la montagne, en faisant le choix d’un ratio d’image 4/3 – rapport hauteur largeur de 1.37:1 –. Le CinemaScope (2.35:1), plus attendu pour filmer la grandeur, est fait pour capter des paysages, or le présent film ne voit pas la montagne comme une toile de fond distancée. On évite les clichés de carte postale pour touristes. La montagne est montrée comme ce qu'elle est vraiment, au travers des saisons. Les cadres ne s’intéressent pas tant à la grandeur qu’au rapport de distance entre les êtres. Le choix d’un cadre en apparence plus resserré, permet en réalité de réagencer les éléments dans le cadre, de déhiérarchiser leur stature, d’axer un regard plus équitable entre les choses. C’est un choix technique d’humilité, qui aime profondément son sujet, la montagne.
C’est le choix aussi d’observer la macroscopie du vivant, de ne pas décortiquer les choses pour mieux les comprendre (microscopie), mais justement de les prendre dans un ensemble dont le rapport entre les choses est absolument égal. Une manière de redéfinir notre rapport aux éléments du vivant. La nature ne se détache pas sémantiquement des choses ; « Il n'y a que les gens de la ville qui parlent de nature » s’amuse à rappeler Bruno à quelques citadins. Pour le montagnard qu’est Bruno, il n’y a que des rivières, des vallées, des sommets, des sapins, des vaches, du lichen, etc. Ce n’est pas l’unique qui intéresse le personnage et les réalisateurs, c’est la multiplicité. Et quand on multiplie on ne peut pas essentialiser ; et quand l’on n’ergote pas sur les choses, on les voit telles qu’elles sont. On vit avec les choses, alors on sait les différencier ; les englober dans une définition commune est un autre langage, celui des villes. Nommer c’est mettre à distance les choses, c’est se dérober de notre connexion avec la chose. Le père de Pietro, scientifique, veut savoir le nom des monts sur lesquels il randonne. En guise de réponse, l'oncle de Bruno lui balance « Grenon ». Les gens de la ville et leur science, veulent toujours séparer les choses, les croire indépendantes les unes des autres, alors que dans la langue locale, il n’y a qu’un mot pour tous les monts, Grenon. On ne différencie pas les massifs, on s’intéresse à la vie micro-locale ; on reconnaît un bosquet, un vallon, un sapin, on ne voit pas des vues d’ensemble, on voit des chemins. Et on respecte les lieux : « On parle quand on s’arrête », fustige Pietro à Bruno lors de leur marche avec Giovanni. Les lieux, puisque vivants, sont sacrés. Les chemins, les montagnes, sont nos décors, notre espace scénique, dont l’on doit respecter les lois et admirer les contours.
Cette marche marque la naissance du trio masculin. Ce qui se joue dans cette séquence provoquera l’équilibre de vies entières. Bruno, fils des montagnes, à l’aise dans les roches et la neige, est moralement accepté comme fils d’adoption par Giovanni. Pietro, plus habitué à l’air urbain, finit par se sentir mal sur le glacier et demande à faire demi-tour. Le père décide alors de le mettre en tête de fil, afin qu’il donne lui-même le rythme aux deux autres. Tous reliés par une corde. On va là où l’autre va. Peu importe la distance de la corde, le lien entre père et fils, entre fils et fils, est bien là.
Après une séparation, les deux garçons s’entrevoient à l’adolescence, mais finissent par se retrouver vraiment une fois adultes. Entre temps le père est mort. Tout ce qu’il a laissé c’est une cabane en ruine, qu’il a fait promettre à Bruno de retaper entièrement. La relation d’amitié se reconstruit donc sur ces ruines, par l’intermédiaire d’un père absent. L’un est plus rustre et montagnard, l’autre plus sensible et citadin. L’un se retrouve en restant dans sa montagne. L’autre, pour faire de même, doit partir, à la ville – Turin –, ou dans les monts de l’Himalaya. Pietro est celui qui retrace son chemin sur les cartes de son père, qui a besoin de s’aventurer, de se perdre loin, pour sentir le chemin du retour. Bruno, au contraire, revendique une vie de montagnard, qui n’a besoin que d’un alpage et d’une vie de solitaire. Il se reconnaîtra dans le mantra bouddhiste dont lui parlera Pietro, qui propose de laisser à l’air libre un corps mort, pour qu’il se fasse manger par les oiseaux, et rejoigne ainsi le règne cyclique du vivant. Bruno appartient à la montagne et à son microcosme. Alors s'il est rustre, ce n’est pas par maladresse, mais par philosophie. Il se qualifie lui-même, dans sa langue valdôtaine, d’« Omo Servazo » : créature de la montagne moitié homme moitié animal moitié arbre. Un être dont le corps physique, psychique et spirituel, n’appartient qu’à la montagne, au lieu où il est enraciné. Comme le sapin que Pietro déracine lors de la construction de la cabane, et qu’il replante ailleurs. Bruno l’avertit tout de suite : ce genre d’arbre est robuste s’il pousse là où il née, mais devient très fragile s’il est replanté ailleurs. C’est l’autre grande qualité du film, les métaphores ne restent jamais à l’état onirique des esprits, elle se confronte systématiquement à l’empirisme des corps.
Pietro, lui, découvre les montagnes de l’Himalaya et s’y attache. Il y découvre une vie foisonnante qui n’existe plus dans son village italien. Là où une certaine modernité provoque un abandon généralisé des alpages européens, le Népal lui, fait prospérer la présence humaine au sommet de ses monts, par amour pour la vie en montagne. Double épiphanie existentielle : « Probablement que les montagnards sont les mêmes partout » "Une véritable amitié se s'entretient pas". Il y a une connexion entre lui et son ami des Alpes italiennes, malgré la distance infinie qui les sépare. Une intrication quantique de l’amitié, qui les guide tous les deux, et les pousse régulièrement, à se retrouver. Une trans-localité. Une équivalence des hauteurs de fréquence et d’altitude, décorrélée des anfractuosités, des échancrures, des excavations de l’espace. Quelque chose qui, à la fin du film, devient même une spiritualité pour Pietro, et qui ancre leur amitié dans l’éternel.
Celui qui choisit de parcourir les huit montagnes, et celui qui s’établit au sommet du mont Sumeru, ont fait le même choix, celui de la montagne, celui de se retrouver. Le otto montagne restera l’un des plus grands films sur le sujet.
Charlotte Vandermeersch, scénariste et réalisatrice, lors de la conférence de presse du film, au 75ème Fesitval International de Cannes (d'où il repart avec le Prix du Jury) :
*« Actually in Paulo’s book there’s a lot there, and we tried to bring out what is written between the lines also. So we tell the story of a life, of a friendship. We approached it as a love story. There’s also the father-son relationship, where the father needs to be killed at a certain point. There’s the pain inside the friendship, because the friend is not the one you’re gonna marry or have a child with, not the family you will go home to. We miss our friends, and we see them less than we are together.
There are big movements like this : the cycle of the seasons, the coming of spring going to winter, life and death… It was a very epic story already, we appreciated it for what is was, and we tried to tell it in tiny gestures, without any cynicism, as an ode to the nature of life and of ourselves as beings, as a reconnection to ourselves, the other and the earth »*.