Il faudra un jour réfléchir sur les raisons de la domination absolue du cinéma italien des années 60 sur ce genre si difficile à maîtriser qu'est le film à sketchs. Le genre ne semble avoir été exploité à la perfection que par Dino Risi, Monicelli et quelques autres. Les Monstres, les Complexés, Sexe fou, Hier aujourd'hui et demain, Mesdames et messieurs bonsoir... autant de films bourrés d'histoires, de personnages, d'acteurs surchauffés, de perruques, d'accents, de thèmes grinçants, et de gags qui font mouches.
Les hommes aux mille visages.
Dino Risi avait tenté d'expliquer ce tropisme dans son oeuvre. Il disait ne pas comprendre pourquoi certains réalisateurs sortaient des films de 2H00 qui reposaient sur une seule idée, et multipliaient ainsi les longueurs pour remplir la pellicule et justifier une sortie. "Quand un événement se produit dans la vie d'un personnage, l'intérêt est souvent limité dans le temps, et il n'y a pas de raison pour que le reste de la vie du personnage soit intéressant à filmer" enfin je cite de mémoire, il expliquait quelque chose comme cela.
Le film à sketchs lui permettait de ne s'intéresser qu'à la partie trépidante de la vie d'un personnage. Une sorte de "best of" le faisant passer du cocu à l'âne, lui permettant de changer de ville, d'époque, de milieu social et de ne pas ronger jusqu'à l'os un cadre donné... Bref de produire une film d'une grande variété où en 1h30, personne dans la société italienne ne serait épargné.
Et c'était également l'occasion pour une troupes d'acteurs caméléons comme Gassman, Tognazzi ou Sordi de tenter plus de choses qu'un acteur "normal". En un film, Gassman peut jouer une éditrice redoutée, un polygame mythomane, un faux handicapé, un ténor du barreau sans scrupules (pléonasme), un curé coquet, un supporter de la Roma qui fait passer son équipe de cœur avant la santé de sa famille, un boxeur cramé sur le retour, bref plus que certains acteurs en une carrière entière (oui car certains acteurs font toujours le même rôle film après film coucou Emmanuel Mouret).
Affreux, sales et méchants.
Le risque du genre est de faire côtoyer le sublime avec le médiocre, et Les Monstres est probablement le film à sketchs le plus homogène de la période. Zéro remplissage, 19 sketchs cruels, absurdes, drôles et politiquement incorrects. Rire des turpitudes des pauvres, brocarder les industriels radins, charger la religion, dynamiter la médiocrité de l'italien moyen... tout cela va contre la volonté de brosser dans le sens du poil un large public. Enfin pourrait-on le penser, car dans les faits ces comédies rencontraient un large succès. Faut croire que les spectateurs de l'époque avaient les idées plus larges que maintenant.
Si "Les Monstres" sortaient en 2019, il ferait certainement scandale (ou bad buzz comme disent les cons), les réactions sur les réseaux sociaux seraient complètement folles. Certains critiques avec la conscience morale chevillée au corps s'indigneraient de l'intolérance constante dans lequel baigne le film. Et pour cause, depuis 15 ans, les comédies produites suivent le même modèle, celui du succès historique de "Bienvenue chez les chtis".
D'où l'envahissante production de films de Danny Boon, Kad Merad, De Chauvron, Nakache et Toledano. Où Tout le monde est beau, tout le monde il est gentil, où le message in fine est la tolérance, aime ton prochain surtout s'il est différent, surtout s'il est bête, ou méchant. Un cinéma de curé en somme. Soit l'exact opposé du cinéma italien bien décidé à exposer la veulerie, et la lâcheté peu importe où elle se trouve, au plus haut degré de l'église, comme dans les bidonvilles en périphérie de Rome.
On ne peut pas rire de tout, et avec personne.
Un rire profondément misanthrope donc, féroce n'épargnant rien ni personne. Et cette férocité qui a maintenant 50 ans, tranche dans une époque où le maître mot est "respect", un respect qui doit être total, de tout le monde envers tout le monde, et c'est ce respect absolu qui flingue le rire. Car le rire est intimement lié à l’irrévérence. L’irrévérence conduit au manque de respect et donc à la stigmatisation aussi surement que la peur mène à la haine et la haine au côté obscur...
Or si le rire revient à se moquer de, ou à "stigmatiser", il devient alors dangereux pour certains, car il risque de froisser des "consommateurs" et se doit donc d'être interdit. Moins souvent par la censure simple, que par la beaucoup plus pernicieuse auto-censure qui s'inscrit en amont. C'est d'ailleurs l'opinion de certains "humoristes", pour qui le rire ne doit être employé que de manière parcimonieuse, afin de dénoncer une injustice ou d'appuyer un message de tolérance, tels sont les cas restrictifs du recours au rire, cherchez pas, y en a pas d'autres.
Vu que le phénomène va crescendo, il est de plus plus improbable que des films "méchants" tels que les Monstres voient le jour dans les années à venir. De temps en temps des miracles se produisent dans des pays où règnent manifestement une tolérance artistique plus grande. Le film argentin "Les nouveaux sauvages" et le "Parasite" du coréen de Bong Joon-Ho en sont la preuve, ou plutôt des héritiers d'une époque où les bons sentiments et la peur de heurter n'avaient pas le dernier mot sur la création.
Il y a bien 15 ans, Les Inrocks, s'inquiétaient du retour de l'ordre moral en raison des déclarations très niaises de Christine Boutin. Incroyable que le journal soit insensible à l'ordre moral actuel bien réel et autrement plus nocif à la création que les péroraisons d'une catho esseulée.