Forcément, Scorsese n'a pas réalisé le film de sa vie avec Cape Fear. Il a rechigné à se lancer sur le projet, et a probablement fini par accepter parce qu'il savait que cela le libèrerait de ses obligations avec Universal. Malgré tout, et même si la patte de Marty est parfois dure à reconnaître, force est de constater que Cape Fear s'imbrique plutôt bien dans sa filmo. Si si, forcez un peu, mettez un brin de vaseline, vous verrez.
Car il ne s'agit d'un film de commande qu'en apparence. La boîte de Spielberg, Amblin, a donné carte blanche au réalisateur des Affranchis pour rebosser l'adaptation en compagnie des deux co-scénaristes. Résultat, Cape Fear ne ressemble ni à son modèle sorti 30 ans plut tôt, ni au roman dont il s'inspire. Scorsese pousse le matériau d'origine vers un niveau supérieur dans la folie et la noirceur, en dynamitant les valeurs de la famille américaine modèle.
La figure du patriarche reaganien explose ainsi sous nos yeux : lâche, frivole, condescendant, pathétique dans ses costumes pastel, Sam Bowden n'a plus grand chose des héros US "mariés deux enfants" qu'Hollywood se plait à mettre en scène. Scorsese le met face à ses propres démons en lui assénant en pleine face rien de moins que l'antichrist en chemise hawaïenne, Max Cady. L'un de ces sociopathes magnifiques qu'affectionne le réalisateur. Le jeu du chat et de la souris, particulièrement vicelard, s'avère franchement jouissif, d'autant plus que les personnages sont construits en dehors de tout manichéisme.
Dans son second degré de lecture, le film se montre tout aussi pertinent, auscultant la paranoïa, les dérives sécuritaires et les effets dévastateurs de la peur sur le comportement de l'être humain. Cape Fear conserve ainsi, 25 ans après sa sortie, une résonance inattendue avec l'actualité.
Etrangement, c'est plutôt dans son style que le film est le plus déroutant. Rarement dans sa carrière Scorsese n'aura rendu une copie aussi influencée. Si le nom du réalisateur ne nous était pas dévoilé, il y a d'ailleurs fort à parier que Scorsese ne serait pas le premier nom qui viendrait à l'esprit. On pense beaucoup à De Palma, un peu à Hitchcock, parfois à Argento. Ce qui n'empêche pas Cape Fear de proposer une expérience esthétique très cohérente à défaut d'être pleinement aboutie. Le montage et le travail sur le son et la musique participent d'une même rythmique frénétique et oppressante, presque surréaliste par moments, en accord avec le ton grand-guignolesque des scènes les plus hystériques (assez mal foutues, il faut l'avouer).
C'est vrai qu'il y a un côté ridicule à voir une famille traumatisée se cacher dans un endroit qui s'appelle "Cape Fear" pour échapper à un enragé increvable et pas crédible pour un sou, mais ce n'est pas une oeuvre à prendre au strict premier degré. Même si la qualité du film n'atteint pas les sommets scorsesiens, il faut quand même reconnaître que le New-yorkais, loin de se laisser aller, a su apporter une autre dimension à ce qui ne devait être qu'un simple remake bankable.