S’il fallait tenter de définir le cinéma de Mikhael Hers, on pourrait dire qu’il tire sa douce mélancolie d’une forme nostalgique, au sens noble du terme : Il n’y a pas de vertu passéiste mais c’est un cinéma du présent qui accepte d’avoir une mémoire. C’est une célébration du passé qui coexiste avec le présent. Une forme d’éternité lumineuse. Et s’il fallait le rapprocher d’un autre auteur, ce serait de quelqu’un auquel on le colle rarement à savoir Guy Gilles, autre cinéaste de la mélancolie, de la dépression, du souvenir, qui filma lui aussi la nuit, dans Nuit docile (1987).
Hers aussi avait déjà largement filmé la nuit auparavant : D’abord l’errance nocturne de cet homme dans Charell (2006) puis les trois chapitres indépendants de Montparnasse (2009). Des « passagers de la nuit » le film semble en regorger mais ce sont deux d’entre eux qui vont nous intéresser, d’abord Tallulah, puisque le film s’ouvre sur elle, avec son barda dans une station de métro, dont elle observe un plan lumineux, qui reflète bientôt ses lumières sur son visage. Paris lui appartient. C’est ensuite d’Elizabeth dont il s’agit : Une femme mariée, abandonnée par son mari, qui doit composer avec deux enfants presque adultes et une obligation de chercher du travail ce qu’auparavant elle n’avait jamais fait. Deux passagères dont les sinueux chemins vont se croiser.
Jusqu’ici tous les films de Hers s’inscrivaient dans le paysage contemporain, qu’ils soient indéterminés ou clairement identifiés : Amanda (2017) prenait pour « décor » Paris et les attentats qui n’étaient pas sans évoquer ceux de 2015. Dans Les passagers de la nuit, la temporalité est essentielle puisque le film s’ouvre sur l’élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981. Pour un cinéaste du souvenir, Les passagers de la nuit faisait presque office de passage obligé pour Hers, qui est né en 1975 et qui a donc grandit durant les années 80. Revisiter cette période c’était aussi revisiter son enfance.
D’autres échos peuplent le film : On pense évidemment à Charlotte Gainsbourg, sensiblement le même âge, qui était propulsée actrice dès les années 80 par Claude Miller, dans L’effrontée (1984) ou La petite voleuse (1988). Des fantômes, le film en est parsemé ; à l’image de cet instant où la radio annonce une chanson de Barbara, sans nous l’offrir. C’est un film tout en mystères, partout, à commencer par l’absence du père ou la rémission de cette maladie. Ou encore de cette brève apparition d’Isaure Multrier (qui interprétait Amanda dans son précédent film) lors d’un plan furtif dans un parc. Voire de cette façon qu’il a de nous faire croire qu’il convoque Rohmer (c’est toujours un peu la classe de citer Rohmer) alors qu’il s’agit davantage de faire renaître Pascale Ogier et de créer une passerelle entre le film et le film dans le film, entre Louise et Talulah, miroirs l’une de l’autre, avec cette voix, cette diction si proche (sublime Noée Abita, qui continue de faire d’excellents choix de rôles, après Ava et Slalom). C’est bien entendu le fantôme de Pascale Ogier qui irrigue tout le film. En faisant « survivre » Tallulah, à la drogue notamment, c’est comme si Hers faisait survivre Pascale Ogier (décédée tandis qu’elle n’avait pas vingt-six ans) et lui offrait une autre vie.
Aussi, le film est parsemé d’images d’archives. Elles s’inscrivent dans le présent du film autant que dans la mémoire de sa fabrication. Elles proviennent de différentes sources : anonymes, personnelles ou parfois documentaires, comme celle où l’on aperçoit Jacques Rivette dans le métro, issue de Rivette, le veilleur de Claire Denis. Il y a aussi des reconstitutions, images obtenues grâce à une Bolex qui offrent le vertige du passé, par son grain, son format. C’est très beau. Ça offre une texture très particulière au film.
Comme souvent avec le cinéma de Hers, ça se joue autant sur de discrètes fulgurances et des petits rien. Un nombre de petites séquences, aussi anodines que puissantes, jalonnent le film. Des rencontres pleines de promesses et bienveillances : Emmanuelle Béart dans la maison de la radio. Thibault Vinçon (qu’on adorait déjà dans Memory Lane) dans une médiathèque. On retrouve aussi Didier Sandre. C’est une petite famille, le cinéma de Hers. Et une scène de danse sur « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, sublime en ce sens que le morceau est clairement intégré dans la dramaturgie : c’est leur chanson emblématique, il a une histoire. En ce sens aussi qu’il ouvre sur une recomposition familiale aussi évidente – tant le film est baigné d’une bienveillance continue – que bouleversante.
C’est un film d’une grâce et d’une douceur inouïes et avec un tel amour pour chacun de ses personnages. Et si c’est un film de naissance (d’un amour, d’une famille) c’est aussi un film de renaissance (d’une femme délaissée, par son mari et son cancer) bref c’est assez bouleversant, tout en étant très gracieux, très doux. Ce n’est pas un scoop, j’adore le cinéma de Mikhael Hers, tous ses films, longs comme courts. J’étais curieux de voir comment il aborderait celui-ci, en apparence moins « grave » que les deux précédents (qui s’ouvraient volontiers sur la mort) mais avec une particularité nouvelle chez lui soit celle de reconstruire une époque, en l’occurrence les années 80 et de s’ancrer dans un autre quartier de Paris, Beaugrenelle. J’ai trouvé ça magnifique.