Délinquance en haute finance
Vers la fin des années 1960, Akira Kurosawa est excédé par ses rapports conflictuels avec ses producteurs.
Après le succès de "La Forteresse Cachée", il décide de créer sa propre société de production qui lui permettra de se libérer de toutes contraintes. Il pourra ainsi jouir d'une certaine indépendance autant dans le choix des sujets et des thématiques que par leurs traitements ou même au niveau de la gestion du budget et des autres composantes du projet.
Symboliquement, la réussite de cette réalisation semble donc primordiale et remplie d'enjeux. Alors qu'il fourmille d'idées, il va faire un noble choix, celui de délaisser le passé dans lequel il s'était sans doute déjà volontairement réfugié à plusieurs reprises, pour affronter la dure réalité du présent. Plus qu'un simple fabricant de films de samouraïs, de fresques historiques et autres projets d'aventures épiques, Kurosawa aura profondément marqué l'histoire du cinéma grâce à la richesse et à la diversité de son oeuvre.
Pour son 1er film en tant que "maître à bord", ce sera une oeuvre socialement engagée décrivant partiellement l'état actuel de son pays. Dans les années 1950, alors que le Japon est en pleine croissance économique, une délinquance se développe dans les hautes sphères du pouvoir. Il s'agit de la corruption gangrénant la société toute entière et dans laquelle les mafieux et gangsters sont matérialisés par de simples fonctionnaires en costard-cravate avec en guise d'armes fatales des magouilles administratives ingénieuses et des intimidations de témoins. Pour s'exprimer avec précision, le cinéaste doit légèrement emprunté la forme d'une fresque historique de plus de 3 heures sur les rouages des systèmes bureaucratiques.
L'Homme d'affaires Iwabuchi, sous-directeur d'une grande enterprise de construction, s'apprête à marier sa fille à Nishi, son secrétaire. Bien que la cérémonie batte son plein, l'ambiance n'est pas à fête :
- Un suicide d'il y a 5 ans est évoqué.
- La forme de la pièce montée semble lançée de terribles accusations.
- L'entreprise de Iwabuchi est impliqué dans une vaste affaire de corruption et de nombreux cadres sont arrêtés en pleines festivités.
Pour courroner le tout, Nishi est soupçonné de se marier par opportunisme et intéret, afin de gravir les échelons de la société. Mais est-ce pour vraiment pour ces raisons, celles que les autres croient ? Et bien non et les réelles motivations de Nishi se réveleront peu à peu. Aussi respectables soient-elles, ces motivations l'entraînent dans une sourde quête de vengeance, utilisant des méthodes peu orthodoxes, et le poussant à sérieuse remise en question. Ce personnage est l'occasion de découvrir une nouvelle facette du jeu d'un acteur légendaire, Toshiro Mifune, beaucoup plus en retenue, beaucoup plus fin, beaucoup plus glaçant.
Longue d'une vingtaine de minutes, la séquence d'ouverture constitue un magistral tour de force du point de vue de la mise en scène, appuyée par des mouvements de caméra d'une précision rare. Cette majestueuse cérémonie de mariage donne toutes les clefs, à savoir les enjeux dramatiques et moraux indispensables pour envisager au mieux l'ensemble de la tragédie déjà en place. En une poignée de répliques et de plans, les principaux personnages nous sont rapidement présentés et caractérisés. Orchestré à perfection, ce prémisse nous place en plein coeur de l'action :
En plein coeur d'un milieu corrompu, guidé par l'avarice et l'appât du gain, les méfaits des fonctionnaires sont commis dans l'ombre, à coup de manipulations, de trahisons et de mensonges. Sans aucunes valeurs morales, sans attachement particulier à la valeur d'une vie humaine, toutes relations désintéressées semble voué à disparaître totalement.
Et puis, il y a évidemment d'indéniables qualités formelles, à commencer par ce cadrage précis et virtuose d'une précision chirurgicale. Une ambiance sombre magnifiée par un noir et blanc à couper le souffler avec ses jeux d'ombres marqués et ses formes quasi-expressionnistes.
Des mouvements rares mais intenses ajoutant de la nervosité et du supens à l'ensemble.
Entre récit policier, film noir, polar social, tragédie et mélodrame, nous assistons au déploiement d'une dramaturgie dense et passionnante mais aussi à l'exploration des vices et faiblesses inhérentes à l'être humain. Une dénonciation acerbe, virulente mais surtout désespérée de la société nippone entrée dans une inquiétante décadence.
Le message n'est pas à chercher bien loin. En effet, celui-ci est parfaitement résumé dans le titre. Agissant tels des rouleaux compresseurs, les mécanismes vicieux savamment huilés et soigneusement organisés par les puissants continueront encore longtemps, peut-etre même indéfiniment. Ainsi, cette caste peut dormir paisiblement dans les bas-fonds d'un pays à la dérive.
Paradoxalement, l'une des oeuvres les moins connus du maître Kurosawa est à compter parmi ces réussites les plus puissantes et les plus grandioses !
Critique de "Dersou Ouzala" : http://www.senscritique.com/film/Dersou_Ouzala/critique/28596553