Ce film est un mélange de Vivre pour sa charge critique contre une organisation mafieuse (L'office), et de Entre le ciel et l'enfer pour sa trame (faussement) policière à dimension sociale. Dommage que la mise en scène soit d'une sobriété théâtrale telle qu'elle peut provoquer l'ennui. Mais le script (écrit par 5 scénaristes !) est d'une intelligence rare, véritable réquisitoire moral contre cette micro-société des affaires (le Japon subissait alors une véritable transformation économique via les Etats-Unis), et surtout contre la nature humaine, livrée dans ses contradictions mêmes, justifiant les nombreux rebondissements qui s'y déroulent.


L'intro reprend habilement le même principe que la deuxième partie de Vivre (et de Rashomon): le spectateur assiste à une cérémonie de mariage par un point de vue extérieur, celui des policiers et des journalistes, prêts à donner leur petit mot ou à mettre le doigt sur le scandale. A première lecture, le gendre (Toshiro Mifune, plus sobre que jamais) se marie par intérêt, car sa femme a un handicap (superbe scène où la caméra filme à hauteur du pied). Mais les invités qui sont du même bord font des courbettes, enrobent la vérité, sauf son meilleur ami (?), dont l'honnêteté est rapidement noyée par un tonnerre d'applaudissements. Un monde faux et d'apparat où il est difficile de distinguer le vrai du faux, dont Coppola s'inspirera grandement pour son Parrain, et dont la sécurité spatiale est progressivement remise en question par plusieurs éléments qui contrastent avec elle (mouvements de foule, mariée qui trébuche, prises de parole fébriles). Une tranquillité finalement minée par une mystérieuse pièce-montée, mettant à jour un secret inavouable que l'assemblée tait avec difficulté.


S'ensuit une petite enquête policière alimentée par un indic' anonyme. Une simple photographie précise l'origine du mal pouvant ébranler les fondations de l'entreprise : le suicide d'un employé. S'ouvre aussi une brèche sur l'honnêteté des transactions, les livres de compte devenant une véritable poudrière prête à exploser : s'engage alors la bataille du mystérieux justicier contre le pouvoir de l'argent et la confiance absolue des employés envers leurs patrons. Après 30 min, son identité nominative est révélée (Nishi) : il agit par désir de vengeance. Mais de nombreux rebondissements vont encore nourrir le récit, ressemblant progressivement plus au scénar' à tiroirs d'Hamlet qu'à un simple polar.


Nishi est un drôle de justicier (je pensais qu'il allait balancer son collègue dans le vide). Ses contradictions le tiraillent entre son désir de vengeance (que son visage calme ne laisse pas paraître) et son humanité qui l'empêche d'employer les gros moyens. On retrouve l'humanisme de Kurosawa poussé dans ses retranchements, le mal contre le mal pour faire le bien. Mais il s'arrête à la limite du mal absolu (le meurtre) en convertissant à sa cause les individus les plus malléables à qui il révèle la manipulation dont ils font l'objet, afin de s'attaquer de la base à la tête de la pyramide. Pour y arriver, il use de moyens parfois sadiques : dans des séquences empruntées au film noir, au fantastique, et au néo-réalisme, il les confronte à la mort, aux présences fantomatiques du passé, ou à la réalité (dans les ruines de l'après-guerre, paradoxalement ré-humanisantes par la douleur), leur reflétant tour à tour leur culpabilité ou leur vide intérieur jusqu'à la folie.


Or l'amour complique tout. Le comble de la fatalité, lui qui pensait uniquement accomplir son plan de vengeance préparé depuis des lustres, lui apportant ce grain d'humanité qui manquait à sa personnalité, entraînant inexorablement sa chute. Lorsque la vérité éclate enfin, son acte se révèle encore plus puissant, visant derrière une motivation personnelle tous les salauds qui condamnent les vies à la déshumanisation, dont le crime principal est de transposer dans le monde moderne les valeurs dévoyées du Bushido : les fonctionnaires (voués à l'obéissance aveugle), sa femme (noyée dans le mensonge), et son ami (avec qui il a changé de nom pour couvrir son passé, comme les ronins), tous réduits à l'anonymat et leur fonction, engloutis par ce monstre tentaculaire qu'est l'industrie immobilière (héritière des Seigneurs féodaux).


La conclusion tombe comme un couperet, avec un pessimisme à la manière de Hara-kiri : la vérité est étouffée, "Les salauds peuvent dormir en paix". Une des forces du récit est de laisser mystérieuse l'identité du grand patron à qui Iwabuchi téléphone pour annoncer que tout est réglé, comme si la chaîne du mal n'avait pas de fin. Malgré les longueurs qui le parcourent, ce film noir réinventé par Kurosawa, échangeant les flingues avec les livres de compte, et mettant à jour les procédés des samouraïs des temps modernes, mérite largement le détour.


Bref, derrières ses allures de polar, Les salauds dorment en paix se révèlent une critique acerbe et brillante contre le monde japonais des affaires. Si la sobriété et l'étirement de certaines séquences peuvent parfois légèrement ennuyer (d'autant plus que le film est long), cela n'enlève rien à la qualité formelle du film, de nouveau très travaillée par AK en multipliant les styles, et à la qualité et la pertinence du propos, encore parlant aujourd'hui.

Arnaud_Mercadie
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Mon Top Akira Kurosawa

Créée

le 26 avr. 2017

Critique lue 198 fois

2 j'aime

Dun

Écrit par

Critique lue 198 fois

2

D'autres avis sur Les salauds dorment en paix

Les salauds dorment en paix
Sergent_Pepper
8

Les uns corruptibles, et les autres.

Il faut vraiment voir une grande part de la filmographie de Kurosawa pour prendre la mesure de sa maitrise éclectique, ainsi que celle de son comédien fétiche Mifune. Camouflé sous sa gomina et ses...

le 17 janv. 2015

71 j'aime

9

Les salauds dorment en paix
Alexis_Bourdesien
8

Greed is Good !

J’aime Kurosawa. Je peux même dire que je l’adore. J’ai commencé à découvrir sa filmographie il y a un peu moins d’une année, et je suis rapidement tombé amoureux de ce réalisateur et de ses œuvres...

le 9 avr. 2014

45 j'aime

13

Les salauds dorment en paix
Eren
9

L'Empereur réussit un tour de force.

Sous couvert d'un film noir, celui-ci livre une critique virulente de la société Japonaise. Une plaidoirie implacable contre la corruption qui gangrène le milieu des affaires et de ses hauts...

Par

le 23 août 2013

39 j'aime

4

Du même critique

Le Sabre
Arnaud_Mercadie
9

De la perfection de l'art samouraï

Là où Tuer se distinguait par son esthétique élégante et toute en retenue, conforme à une certaine imagerie traditionnelle du Japon médiéval, Le sabre frappe par sa simplicité et son épure formelle...

Par

le 27 avr. 2017

10 j'aime

Qui sera le boss à Hiroshima ?
Arnaud_Mercadie
8

Critique de Qui sera le boss à Hiroshima ? par Dun

C'est avec ce second épisode que je prends enfin la mesure de cette ambitieuse saga feuilletonesque sur les yakuza, qui mériterait plusieurs visions pour l'apprécier totalement. Alors que j'étais en...

Par

le 15 avr. 2017

8 j'aime

Mind Game
Arnaud_Mercadie
8

Critique de Mind Game par Dun

J'avoue avoir repoussé la séance à cause de l'aspect expérimental de cet animé de peur de me retrouver dans du sous Lynch un peu trop obscur (non que je déteste l'idée, mais ça peut rapidement tomber...

Par

le 5 mars 2019

8 j'aime