Ton monde existe pourtant avant le choc. C’est une certitude. Avec ses murs, ses limites. Il est minuscule, cloisonné, presque vétuste.
Tu ne le sais pas encore, mais bientôt s’ouvrira la fenêtre Kurosawa, tantôt tu verras les choses différemment. L’onde de déflagration te pétrifiera d’abord, puis elle dévastera tout de sa puissance ravageuse. Rien ne sera plus comme avant. Tu distingueras enfin la profondeur, l'immensité. Tout sera comme nettoyé, comme si tu respirais pour la première fois.
L’ampleur de l’ouvrage et la méticulosité de l’œuvre sidèrent, la banalité du sujet est presque libératrice. Des paysans sont persécutés par des brigands qui pillent, violent et saccagent leur village. Exsangues, ils décident d’engager des samouraïs pour mettre fin à la terreur. Une histoire d’oppression universelle, comme une page blanche pour Kurosawa.
Ténèbres, espoir et fureur.
Poésie fatale et beauté d’ombre et de lumière.
Un foisonnement d’idées pour ce chef d’œuvre, la première étant, à mon sens, de réunir la base de la pyramide et son sommet, deux castes antagonistes qui cohabiteront malgré les tensions, les tumultes et les craintes, s’alliant pour vaincre un ennemi devenu commun. L’une pour sa survie, l’autre pour la gloire et quelques poignées de riz.
Mais aussi pour une certaine idée de l’aventure.
Puissante est la mise en scène. Extrême est la maîtrise de la direction d’acteurs qui fait cohabiter autant de personnages brossés de quelques traits de fusain et pourtant caractérisés avec une justesse qui tient de la prestidigitation.
Et cette modernité fulgurante, insolente ! Ce rythme qu’on croirait indolent et qui, pourtant, fuse et jamais ne s’arrête pour conter fleurette. Les innombrables ramifications qui entraînent ce film d’action vers des chemins de traverse philosophiques sont de ceux qu’on aime à prendre quand il nous reste un bédo à cramer.
Evident reflet de la situation sociétale du Japon de l’après-guerre et nostalgie d’une époque de liberté, même si elle était terriblement cruelle.
Du Sensei samouraï-moine des batailles perdues, père spirituel, stratège calme, guide posé et réfléchi, qui voit l’occasion d’accomplir une noble action en général-combattant, au jeune poussin padawan romantique, en passant par une fille aux cheveux courts pour ne pas se faire trouer ou encore un faux-samouraï gangréné par Hataraki, le démon du théâtre Nô, fils de paysan, rustre et exubérant qui finira au sommet de la pyramide sur le tumulus.
Et puis des arquebuses, des stratégies, des entraînements militaires et des bambous taillés en pointes.
Une gestion de l’espace et du temps où tout est pesé, calculé, dilaté, le dynamisme des scènes d’action et la violence de ces corps qui vacillent se mélangent à la contemplation pour donner cet alliage précieux. L’ombre mastodonte de l’épopée médiévale de Kurosawa écrase tout. Il ose le film d’action contemplatif et furieux, à l’intensité dramatique héritée du théâtre japonais, nourri de légendes populaires, profond jusqu’au vertige, à la rigueur documentaire qui n’oublie pas la flamboyance formelle, traversé par un souffle barbare et désenchanté qui, comme toutes les œuvres majeures fait voir le monde différemment.
Si on voulait faire dans le sibyllin, dans le sucré, on pourrait résumer ça à un mot : trois. Trois heures de film pour trois actes au souffle tragique, une bataille apocalyptique qui dure trois jours et laisse trois samouraïs debout.
Un tableau-déluge de boue et de sang, travaillé avec soin par un Kurosawa virtuose qui transforme le monde du bout de son pinceau-katana, en peintre de la vie.